Jean-Pierre Chambon / Étant donné/
Éditions Al Manar 2004
Lecture d’Angèle Paoli
La geste du ricochet poétique
Étant donné……. la multiplicité des scènes et tableaux, circonstances et signes, traces et empreintes, qui peuplent la mémoire du poète, il n’est pas possible de proposer une suite unique à cette expression, laquelle ouvre sur la multitude des propositions éventualités rencontres et poèmes qui constituent le dernier recueil de Jean-Pierre Chambon. À chacun de nous, lecteur ou lectrice, de poursuivre à sa guise ou/et de prolonger à l’infini par sa propre rêverie le suspens amorcé par la locution prépositionnelle du titre. Étant donné.
Composée de poèmes brefs introduits par un titre qui en synthétise l’objet et capte le regard, la liste des objets et situations pris dans les rets de la sensibilité du poète n’est sans doute pas close. Mais elle donne une idée de ce que sont les mille et un éclats, pépites de pensées, divagations imaginations et rêveries du poète. Les mots de Françoise Ascal, proposés en exergue par le poète, en sont un excellent résumé. Ils définissent dans le même temps l’état d’esprit ou la position exacte de la lectrice que je suis :
« Entrer dans un espace suspendu, juste là,
derrière la main qui écrit, à portée du souffle.»
Dès lors, tout un arrière-pays mental émerge à portée de regard, qui dessine ses contours. Et fait émerger ses paysages. Lesquels sont accompagnés des aquarelles de Philippe Cognée qui décline fenêtres et chevelures, rideaux et vagues, sous-bois peuplés de silhouettes animales graciles, le tout dans des dominantes arborées de verts et de bruns, de bleus et de noirs. Aux aquarelles de Philippe Cognée j’associe volontiers de manière totalement subjective - sans doute à cause du « bruit rose » et de la « vapeur verte» - les derniers vers du poème I Jouvence I :
« dans ce lit d’eau glacée et vivifiante
qui semble s’épancher d’une source
d’éternelle jouvence et de joie pure
pour aller disperser dans la pente
son bruit rose sous la vapeur verte
exhalée de l’ombre des frondaisons »
Le regard du poète est un regard d’observateur minutieux qui se saisit et se penche sur tout ce qui survient à sa portée. Souvent derrière la vitre d'un train, une fenêtre ou à travers un feuillage. Le ciel et la lumière, les miroirs et les reflets d’eau, nimbent les objets, les modifient, les entraînent ailleurs ; les bruits surgissent, comme un fond sonore inédit, rumeurs des villes et des champs, cris d’oiseaux et feulements de bêtes, qui peuplent les poèmes, décors et choses, moments privilégiés. Les images et les mots qui les génèrent sont d’une richesse inépuisable et d’une inépuisable beauté. Le rêveur, souvent mélancolique, se laisse happer, hypnotisé par ses pensées vagabondes.
« Dans une trouée entre des saules
dont la rousseur infuse l’eau
deux canards de leur sillage
décomposent en paillettes d’or
l’étincellement de la lumière… » I Au fil de l’eau I
Ce qui fascine dans ces poèmes, c’est leur facture. Et donc leur déroulement. Brèves mais tout d’une pièce, les scènes se déroulent d’un seul tenant sans aucune ponctuation. À partir d’une amorce temporelle ou spatiale, parfois par le biais de personnes entrant en action, elles se déploient grâce à un enchaînement discret, quasi imperceptible si l’on n’y prend garde, participes présents et subordonnées infléchissent subtilement le parcours. Jusqu’ à ce que survienne une première modification puis une seconde ainsi de suite jusqu’au dénouement ou à la chute. Ou au contraire, au rétablissement du point initial. Ainsi le poète, tout en observant la scène de l’enfant au ricochet, adopte-t-il dans son écriture, la geste du ricochet poétique. Ou comment, à partir de l’impact d’une image qui se répercute sur une autre et rebondit sur une troisième, la phrase se modifie-t-elle, modifiant à son tour l’esprit du poème. Du sourire de l’eau au rictus du crapaud, « sa ritournelle sardonique ».
Jouant sur les contrastes et les oppositions – temporelles, césure, choc brutal dans la durée, des identités, verticalité/horizontalité, heurt des forces contraires, passage du vaste au minuscule ou l’inverse, de l’individu à l’humanité – le poète joue aussi avec les variations de focales. Muni de sa lunette télescopique, il zoome sur le ciel et sur l’espace pour retomber, à travers le regard filtrant qui est le sien sur le détail des « herbes froissées » et du « papillon bleu ». Du plan d’ensemble à l’insert. Mais aussi dans le mouvement inverse. Il arrive qu’à partir d’une couleur dominante – la rousseur par exemple - laquelle fait le lien entre une « jeune femme » et son chien, entraîne un élargissement de la vision jusqu’à « une madone de Cranach », puis soudain, par resserrement de focale, la scène revienne à la similitude initiale qui a engendré la vision. Dans sa perfection, ce tableau - dont le poète se trouve être un acteur involontaire et discret - n’est pas sans évoquer le très beau poème de Baudelaire, « À une passante ».
Chacun des poèmes de ce recueil est un bijou minutieusement ciselé alors même que les scènes présentées par le regard du poète sont très souvent empruntées à des situations quotidiennes. Le plus souvent transfigurées par l’âme vagabonde du poète, son sens aigu des correspondances, sa grande sensibilité et son goût artiste. Ainsi, par la structure même du poème - déroulement enroulement - le phrasé du poème entraîne-t-il le poète dans un univers mouvant, en perpétuelle transformation, mais aussi bien la lectrice qui se laisse porter jusqu’à perdre le fil, comme le poète lui-même qui l’accompagne au gré des vers et des images, non seulement de sa lecture mais d’elle-même, difractée et éblouie.
Parmi les poèmes de ce recueil, il en est un dans lequel Jean-Pierre Chambon donne sa définition du poème, précise quel est l’objet de son travail et définit son écriture. Et résume ma pensée. Le voici, pour vous, lectrices futures et lecteurs de ce recueil admirable :
« Bribes de menus événements relégués
dans l’enchaînement des circonstances
et dont la rêverie a rogné les contours
choses vues d’apparence dérisoire
mémorisées on ne sait trop pourquoi
impressions jamais vraiment stabilisées
usées par tant de retours à la conscience
qu’il n’en persiste que l’empreinte fossile
c’est de ces traces d’images gardées
suffisamment vivaces et rayonnantes
que le poème souhaite transfuser
dans les mots la lumière résiduelle
et rendre à la langue la saveur évanouie
par le tournoiement tourmenté de sa phrase
et le cliquètement sec de ses syllabes » in I Le poème I
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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Voir également sur TdF
Jean-Pierre Chambon / Étant donné/ Éditions Al Manar 2004
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JEAN-PIERRE CHAMBON
Source
■ Jean-Pierre Chambon
sur Terres de femmes ▼
→Je ne vois pas l’oiseau, Encres de Carmelo Zagari, Al Manar2022
→La montagne lumineuse, Peintures Mad, Voix d’encre 2022.
→ L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
→ L’Écorce terrestre (lecture d'AP)
→ [Fleurs dans la fleur]
→ [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
→ L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
→ Des lecteurs (lecture d’AP)
→ Des lecteurs (extrait)
→ Noir de mouches (extrait)
→ Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
→ Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
→ [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
→ Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
→ Un écart de conscience, II (extrait)
→ Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)