Je lui fis signe de venir s’asseoir ; son visage était tourné vers moi, et je distinguais ma silhouette pétrifiée dans les verres de ses lunettes mais elle ne parut pas réaliser ce que je lui proposais. Déjà, elle se penchait sur un sac, tirant avec force sur les courroies qui le maintenaient clos comme si elle voulait le libérer. Puis elle extirpa une pile de vêtements qu’elle entreprit de ranger dans une des deux armoires du logement. Quelques minutes de ce spectacle me rendirent nerveux aussi me levai-je en soupirant pour ouvrir le volet de bois. La manivelle grinçait et je la lâchai deux fois dans ma hâte de découvrir le paysage. Enfin, j’ouvris la baie vitrée et je m’avançai sur le balcon. La montagne, haute et droite comme un immeuble étendait son ombre sur le parc de la résidence.
Tandis que je me retournais pour appeler Adèle, je vis que Dorian s’était réveillé et qu’Adèle vidait le dernier de nos bagages. L’enfant me tendit les bras et je retournai avec lui sur le balcon :
« Tu vois, lui dis-je, nous sommes arrivés à la montagne, pendant que tu dormais. »
Il regarda ce paysage qu’il ne connaissait pas. Il se pencha par-dessus la balustrade pour voir le reste de l’immeuble et un chien qui jouait dans l’herbe. Adèle s’écria :
« Ne restez pas dehors, il n’a pas de veste, il est déjà malade !
- Maman a raison, ai-je expliqué, rentrons ! »
Dorian se mit à pleurer. Adèle avait posé sur la table ses feutres et son cahier de coloriage. J’installai l’enfant sur une chaise et je lui ouvris le cahier.
« Tu veux colorier l’Indien ? demandai-je.
Il secoua la tête.
- Le train alors, regarde ?
- Non, susurra-t-il.
- Et les fleurs ou la voiture de course, qu’en penses-tu ? »
Les larmes dévalaient son visage et gouttaient sur les dessins. Morveux, il reniflait. Adèle se pencha au-dessus de lui, munie d’un mouchoir. Elle essuya son nez et couvrit de baisers chacune de ses larmes. Elle lui parlait de la voix colorée qu’elle ne réservait qu’à lui. Dès qu’un sourire perça de fossettes les joues rondes de Dorian, elle lui donna son biberon. Blotti dans ses bras, il le but goulûment. Après quoi, il se déclara pressé de colorier le train et il ouvrit tous les feutres, un à un.
Lorsque les cris ténus d’Oscar retentirent, Adèle était sortie acheter de quoi dîner. J’ai pris le bébé et j’ai gazouillé. Je me sentais épuisé et peu convaincant. Un miroir intérieur me renvoyait mes gestes comme autant de faux pas. Dorian me parla et je dus lui faire répéter trois fois à cause des vagissements colériques de son frère. Finalement il me montra son petit doigt et je compris : je glissais doucement le mien dans la bouche béante du bébé. Aussitôt, ses mâchoires se refermèrent, sa langue l’entoura et il téta. Sa figure rouge se détendit. Ses yeux glauques sondaient amoureusement un tâche de lumière sur le mur.
Dorian jouait aux petites voitures avec ses feutres ouverts, les lèvres vibrant pour imiter le bruit des moteurs. Adèle passa beaucoup de temps à l’épicerie et elle revint les bras chargés de victuailles :
« Mais je croyais que nous ferions les courses demain matin ?
- Oui, a-t-elle répondu, mais tu oublies le déjeuner. Oh ! Mon bébé s’est réveillé a-t-elle chantonné en prenant Oscar dans ses bras.
Elle avait déposé les sacs dans l’entrée et les désigna :
- Tu veux bien ranger les courses s’il te plaît ?
Appuyée sur les coussins multicolores du canapé, elle sortit l’un de ses seins opalescents et le glissa dans la bouche du bébé. Dehors, l’ombre de la montagne grignotait le balcon. Alors que je lui souriais, elle murmura :
- J’espère que tu t’étais lavé les mains avant de mettre un doigt dans la bouche d’Oscar ! »
(A suivre...)
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