Je le savais.
Je le savais, moi, que la reprise du boulot serait un peu l'équivalent professionnel de l'expédition navrante du monarque mégalo chez les Belges en 1815.
Je le savais, que je trouverais toujours une tripotée de clowns prêts à endosser gaillardement le rôle du maréchal Ney, ce couillon trépané du bulbe, histoire de bien faire capoter ma première journée.
"Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons."
En l'occurrence, ma morne plaine à moi fut un Foyer d'Hébergement déserté par son Chef de Service, parti répandre sa graisse et entretenir son cancer de la peau sur une plage anonyme et saturée du Sud de la France, tandis que ses troupes désormais sans commandement se faisaient un devoir de faire foirer absolument tout ce qui, d'ordinaire, étaye un tant soit peu cette immense maison de fous.
L'équivalent professionnel d'une patrouille militaire française sur une montagne paumée dans le trou du cul de l'Afghanistan, en somme.
Comme une onde qui bout, donc, dans une urne trop pleine, ou plutôt dans les estomacs flasques servant d'outres à vinasse à nos chers pensionnaires, l'onde en question fleurait bon la bière forte et le gros rouge qui tache.
Et pour un cirque, c'en était un, mais point de coteaux ni de vallons, plutôt une ménagerie digne du pire Barnum, un mélange improbable de Freaks et de Daktari se fait mettre par Johnny l'éléphant solitaire.
13h: Arrivée de mézigue au boulot.
13h10: Je claque la bise à Mimi, sourire de bienvenue tout en dents.
13h15: Je croise Mimi qui dévale l'escalier, furibarde et aussi remontée qu'un Sarkozy face à un pêcheur Breton qui le traite d'enculé.
- Ben Mimi, t'as déjà fini ta journée?
- Nan, putain, mais ça m'saoûle. Je me barre.
- Ben...et la réunion de service?
- Je m'en tamponne.
- Ah....ok.
13h20: En faisant un peu de rangement dans l'infirmerie, je me dis que quelque chose ne va pas, sans pouvoir mettre le doigt dessus. Je fais quelques pas, trébuche malencontreusement sur les morceaux de plastique épars de ce qui reste de mon imprimante (littéralement explosée sous le bureau), me saisis de la clé de ma pharmacie, ouvre l'armoire, me poisse les doigts sur un liquide non identifié qui s'est répandu sur une étagère, me saisis d'une boîte de Doliprane afin de tuer dans l'oeuf mon début de migraine, ouvre la boîte, manque avaler un comprimé de la tablette d'Haldol qu'elle contient, la referme, prends plutôt une aspirine effervescente dans une autre boîte, la fais fondre dans un grand verre d'eau, suis étonnée par la couleur violacée du liquide obtenu, m'aperçois juste à temps que le tube ne contient pas d'aspirine mais bien des tablettes de lessive, referme la porte de l'armoire à pharmacie, vais finalement m'asseoir deux minutes derrière mon bureau et tente de réfléchir.
Décidément, quelque chose ne va pas.
Mais du diable si j'arrive à mettre le doigt dessus.
14h: Début de la réunion qui devait commencer à 13h30 (compter environ trente minutes pour que les trois pelés et deux tondus censés participer au truc, en ce mois d'août meurtrier, aient fumé leurs clopes, bu leurs trois cafés, terminé de lire L'Equipe et longuement uriné afin de vidanger café et Pastis).
14h15: Une réunion sans Big Chef, c'est un peu le contraire d'un Conseil des Ministres sans François Fillon: qu'est-ce qu'on s'y emmerde.
14h30: Première pause, votée à l'unanimité moins une voix (la mienne, mais c'est parce que je ne fume plus).
15h10: Reprise de la réunion.
15h30: Coup d'éclat de Titi, un peu énervée mais c'est parce qu'elle n'a prolongé ses vacances que d'une toute petite semaine (en prétextant un problème familial, m'a-t-elle confié en ricanant tout à l'heure).
- Non mais attends, il me prend pour une conne, monsieur Truc, quand il me demande des tickets restaurant pour bouffer alors qu'il a un salaire?
- Sois pas réac' comme ça, Titi, tu veux? On croirait que t'as viré facho pendant tes congés!
- Mais je suis pas réac', putain! J'aime pas qu'on me prenne pour une truffe, c'est tout!
- Bah, allez, calme-toi, va! Et puis il gagne combien, monsieur Truc? Hein?
- Plus de deux mille euros.
- Bruts?
- Nets.
- AH LE FILS DE PUTE!
16h30: Fin de la réunion. J'ai timidement demandé pourquoi les ordonnances que j'avais laissé bien en évidence sur le bureau, et qui devaient en principe aider à une distribution de médicaments correcte et juste en mon absence, ont fini en cocottes en papier posées sur la cuvette des W.C du premier étage, et aussi où ont bien pu passer les boîtes d'anti-psychotiques de monsieur W, celui qui se dit poursuivi par le KGB parce qu'il est le petit-fils caché de Raspoutine et de la tsarine Alexandra.
A quoi on m'a répondu en choeur:
- On s'en bat les couilles, viens donc boire un verre.
17h: Je suis tentée de prendre un demi comprimé de Xanax dans la pharmacie, mais je résiste, et à la place, j'entre dans le bureau d'Ahmed, qui est en train de siroter son trentième café, et je me mets à brailler les paroles de la Digue du Cul sur l'air de Prendre un enfant par la main.
18h: Je croise le Directeur du Foyer, incroyablement sobre pour un mardi (à vue de nez, je dirais qu'il ne s'est pas enfilé plus de trois ou quatre verres cet après-midi).
- Tiens? L'emmerdeuse. Z'êtes revenue. C'est bien.
- Oui, m'sieur.
- Alors c'était bien, ces vacances à...Mmmmm...
- Cuba.
- C'est ça. C'était bien, ces vacances à Cuba?
- Oui. C'était bien.
- Et...politiquement parlant...ils ne se sont toujours pas débarrassé de Duvalier, hein?
- ......
19h: Au réfectoire, j'hésite à porter à mes lèvres un centième de gramme du ragoût mal identifiable dont on a rempli mon assiette. Mais ça n'a rien à voir avec le fait que le cuistot m'a juré ses grands dieux qu'il avait effectué des prélèvements bactériologiques sur ses cuves après que trente pensionnaires et douze salariés se soient retrouvés en train de se vider par devant et par derrière dans la salle d'attente des urgences du CHU.
21h: Je rentre chez moi.
21h10: J'ai décidé de faire du petit bois avec le mobilier griffé Ikéa de mon salon, d'enfoncer une ampoule basse consommation (vie de bobo oblige) dans le rectum de mon chat, de vérifier le temps de cuisson au micro-ondes d'un enfant de quatre ans et de tenter l'expérience rigolote d'un suicide par pendaison, ingestion de Destop, inhalation de gaz de ville et éviscération au couteau suisse, le tout simultanément.