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Dominique Sorrente / Ici ne tient jamais en place / Lecture de Laurence Verrey

Publié le 27 septembre 2024 par Angèle Paoli

Dominique Sorrente
Ici ne tient jamais en place
Voix d’encre, 2022
Lecture de Laurence Verrey

                                      

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ICI


Il est fascinant pour le lecteur qui suit à travers le temps le lent déploiement de l’œuvre d’un poète de déceler des traces posées dès le premier recueil et présentes par la suite, empreintes ou cailloux blancs qui marqueront la route de l’auteur et, à son insu peut-être, lui donneront la direction de son orient. Dans Citadelles et mers, (Collection Sud, 1978) au troisième poème de l’ouvrage, Dominique Sorrente écrivait: 

« Ici où tu aimes, dans le gel
qui brise tes doigts sur l’anneau,
les questions disparurent. »

Ici. Tel est le mot qui marque de son sceau la page, le début du voyage et les poèmes à venir. Un mot, telle une ancre minuscule ou une ligne jetée dans la mer pour une pêche miraculeuse. À la fois signe d’une fidélité à soi et à la quête poursuivie, la dimension d’Ici se retrouve comme une touche vive dans le titre de deux recueils : C’est bien ici la terre, (MLD, 2012) et celui que nous ouvrons aujourd’hui : Ici ne tient jamais en place. Ici est cet élément vital, turbulent et souple comme du vif-argent, compagnon du vent, éveilleur d’étonnement. Donner la parole à Ici, c’est acquiescer et toujours commencer, accueillir les dons éphémères du vivant, porter attention à un château de sable, déguster une liqueur d’euphorie, déchiffrer la loi inégalable des reflets. C’est respirer avec la marée et l’océan polyphonique, s’offrir un bain de vent d’ouest, emprunter un chemin de Compostelle version miniature.

Un premier texte Sinon, les nuits de beau désastre ouvre le recueil, pour un bref éclairage des assauts de l’insomnie et de la lune propices à l’éclosion du poème. Avant de s’en remettre au vent, joueur et beau chorégraphe, à son passage « à travers le monde qui oscille ». Nous retrouvons le poète de la ferveur, ses appels à vivre grand, penser haut. Nous le retrouvons à l’œuvre sur ses terres vendéennes aimées, sur les sables en bordure d’océan et du large, maître dans l’art de capter le réel insaisissable et fécond, il nous associe à sa leçon


De tout se souvenir, juste fréquence.
Et jamais jusqu’à épuisement.


Et nous voudrions à sa suite tout goûter et embrasser, tant est foisonnant et communicatif son partage du monde sensible – échassiers, moules ou coquilles foulées par un fakir débutant, vagues inventives, parade défensive du chardon… – Nous le suivons, qui se lie furtivement à tel personnage, telle passante sur la plage, à un troubadour et ses instruments du XIIIe siècle, « dans le pur instant qui contient toute récompense », invités avec Héraclite dans cet espace où « tout coule » et chante « comme litanie de rivière »… où la poésie s’unit à la philosophie.

Parce que ici la vie relève du prodige, Dominique Sorrente, dans la partie centrale du recueil, pose un poème comme une borne, une ligne de protection contre l’accablement envahissant du monde et de ses nouvelles mortifères. À contre-courant des forces de destruction, il affirme sa propre loi, sans concession, fait le choix d’un regard sauf, d’une volonté de laisser les morts enterrer leurs morts :

Ce qui s’effondre tout autour mérite l’effroi.
Mais j’ai donné en d’autres jours.

Le monde est à feu et à sang,
à asphyxie et tremblement,
qui en moi n’est pas au courant ?

Je plaide ici pour la dernière guérite.
Le regard rescapé sur la merveille.
Il m’instruit plus, de fait,
pour cicatriser les paupières 
que la liste des corps morts jonchant la nuit.

Ceci exprimé, il peut à nouveau s’adonner à la jubilation, éprouver la « douce, miraculeuse ébriété de vivre », nommer les baisers de la marée, une vapeur d’écume, s’accouder au vent toujours allié, laisser apparaître « des images divines, évanescentes, insondables». Il laissera aussi se dire la conscience aiguë, émouvante, de sa finitude. « Il fera beau comme un envol ce jour-là ».

La dernière partie du recueil, « Demandez à l’écorce », est un long poème dédié au langage à son origine. Après les premiers cris, les premiers mots, pluie, fissure, luciole, visage, caillou, vient le difficile apprivoisement des lettres, l’invention d’une « langue des signes à part ». Le poète évoque son lien aux livres dans une relation un peu chahutée, d’insolence rivale et de respect comme dans un rapport aux dieux, un parcours qui va déboucher sur l’écriture personnelle, avec « ses carnets de la route immobile», dans un frémissement de joie pressentie jusqu’au « déchiffrement par le feu ».

L’écriture de Dominique Sorrente se déploie sous le signe de l’abondance et de l’émerveillement, des mouvements incessants de l’esprit et de sa vigilance sans cesse active. Elle fait œuvre bienfaisante dans ce temps d’abattement. Elle nous invite au festin généreux de vivre, offert dans la gratuité. Ses poèmes évoluent en compagnie de quinze peintures d’Anne Slacik, dans leurs vibrations bleues, leurs flots profonds secoués d’herbes et d’algues vives.

Laurence Verrey / Voir ausi sur  => TdF 

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Dominique Sorrente sur => TdF 

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Laurence Verrey 

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  Source
  ■ Laurence Verrey
  sur Terres de femmes ▼

→« Topographie poétique » in Anthologie de la poésie suisse d’aujourd’hui, 45  poètes,  Œuvres de Zanzucchi, Bacchanales n°64, 2022.

Lutter avec l’ange Bernard Campiche éditeur, 2021. Lecture de Sylvie Fabre G

→ Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet (chronique)
→ Ton pas déjà me quitte
→ Vous nommerez le jour (note de lecture d'Annette Luciani)

 
  ■ Voir aussi ▼
→ le site personnel de Laurence Verrey
 (sur le Cultur@ctif Suisse) une page auteur consacrée à Laurence Verrey
→ (sur le Cultur@ctif Suisse) d’autres extraits de Vous nommerez le jour de Laurence Verrey
→ (sur le site du Scriptorium de Marseille) un extrait d’Une brève transe de cailloux, précédé d’une note de présentation de Dominique Sorrente


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