<< Poésie d'un jour
"Au bout du rêve ouvre les yeux"
Photo: G.AdC
À Léona Jeanne.
L’ultime pas, le dernier feu,
tout signe, le chaos l’efface.
Rien que des vents pleins de froid bleu
entre des mâchoires de glace.
Dans l’ombre de ton lourd sommeil,
parmi les neiges et les pierres,
un premier rêve éclot, pareil
au gel qui brule les paupières.
Ton souffle, comme une eau s’élève
vers quel fleuve encore incertain ?
Ouvre les yeux au bout du rêve ;
voici l’aube et le ciel s’éteint.
C’est donc ici ? Faims, soifs, saccages,
Tumultes : nous fûmes conduits.
Seules tes mains, comme des cages
gardent ce qui reste des nuits.
Comme les dents d’une morsure,
te levant quand je me levais,
tu me suivais, esclave sûre,
et peut-être, je te suivais,
esclave sans effroi, moi-même.
Ainsi, mornes, indifférents,
accouplés, deux signes errants
dans l’hostilité d’un ciel blême.
Bois immobiles sans poussière ;
lacs noirs où rien n’avait baigné ;
chemins de sang ; haltes de pierre ;
au gré du troupeau résigné
nous fûmes conduits. Tout s’efface.
Au bout du rêve ouvre les yeux ;
rien que ton corps chaud et frileux ;
rien que mes yeux de bête lasse.
Le jour. Regarde. Une colline
répand jusqu’à nous des oiseaux,
des arbres en fleurs et des eaux
dans l’herbe verte qui s’incline.
Toi, femme enfin – chair embrasée –
comme moi tendue, arc d’extase,
tu révèles soudain ta grâce
et tes mains soûles de rosée.
Tes yeux appris aux paysages
je les apprends en ce matin
immuable à travers les âges
et sans doute jamais atteint.
Déjà les mots faits de lumière
se préparent au fond de nous ;
et je sépare tes genoux,
tremblant de tendresse première.
Robert Ganzo, « Lespugue » in L’œuvre Poétique, Éditions Gallimard, 1997, pp. 25,26,27.
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