Concours de nouvelles Femmes d'aujourd'hui - les "perdants" : Une langue qu'il ne parlera jamais

Publié le 28 août 2008 par Anaïs Valente


Dernière nouvelle à découvrir, celle de Martine.

Une Langue qu’il ne parlera jamais.

 C’est un petit café qui, l’après-midi s’offre des airs de salon de thé. On s’y arrête pour souffler, une petite pause au centre de la ville, hors du temps. Jamais cette impression de bulle intemporelle n’a été aussi présente qu’en cette fin d’après midi d’un été qui s’obstine.

 Lumière dorée d’un reflet de soleil dans une coupe à glace, mélodie des conversations murmurées, parfums d’enfance retrouvés. La porte reste ouverte sur une petite place verdoyante, un moineau picore les miettes oubliées sous les premières feuilles mortes auxcouleurs de brasier. On est bien…

 Le couple assis à une table près de la fenêtre au fond de la salle n’attire pas les regards.

 Il a atteint l’âge mur, l’apparence soignée est pour lui question de discipline, de respect vis-à-vis de lui-même et d’autrui. Il est ce que l’on a coutume d’appeler un homme bien conservé, séduisant encore, même s’il l’ignore ou ne s’en soucie pas.

 Elle est un reflet de femme, de celle que l’on ne remarque pas, que l’on découvre par surprise. D’où vient-elle ? Son charme est celui d’une photo un peu floue, ses traits fins semblent refléter un passé qui oublie le présent… Ils intriguent, on attend…

 Ils parlent, ou plutôt elle parle, mais au delà des sons, les mots se dérobent, ce sont ceux d’un pays lointain, non-identifiable, inaccessible.

 Il hésite, aligne quelques syllabes en un assemblage maladroit… Elle reprend, le corrige vraisemblablement, elle est patiente, il n’est pas très doué …

 Un sourire furtif, indulgent, encourageant. Il rougit légèrement, avale une gorgée de thé le temps s’allonge…

 L’harmonie change, des mots se dévoilent, colorés par son léger accent. Ils évoquent un lieu, qu’elle a quitté, qu’il ne visitera sans doute jamais.

 Une nostalgie, des couleurs effacées, des senteurs qui s’estompent, des images belles et terribles, l’enfer au paradis, un voile noir. Le gris du quotidien, il n’y a plus d’espace, c’était hier, c’était loin, il y a combien de temps ? …

 Il explique que son fils vit là-bas. C’est sa réussite, sa fierté, son bonheur par procuration.

Il l’a élevé seul. Ce n’était pas facile. Il s’est trompé parfois. Les jeunes aujourd’hui ont avant tout besoin qu’on leur inculque des principes. La rigueur, l’effort, le devoir. On vit une époque ou tout est possible, tout est offert, il faut seulement ouvrir les bras et retrousser ses manches.

 Ils ont connu des moments difficiles, il y a eu des tensions et des malentendus mais le présent lui a donné raison.

 Une société multinationale une agence locale en pleine expansion, des responsabilités, la confiance de la haute direction, un cash flow annuel en constante progression. Beaucoup de travail, peu de temps.

 Le pays doit être magnifique ?

 Il collectionne les reportages, les photos, les vidéos. Il a assisté à une séance « exploration du monde ». C’est beau ! Est-ce que cela existe vraiment ?

 Elle évoque des instants enfuis, les petits matins frais et parfumés, les après-midi torrides, le lent mouvement des pales du ventilateur, la sieste sous la moustiquaire, la brume sur les rizières, l’heure où l’on revit. Les voisins se rassemblent, le soir se prolonge, la nuitse fait oublier… Un livre est caché sous la couverture… « Tu dors ? » 

 Il s’est animé, la presse de questions encore, encore … C’est si loin là-bas. C’est tellement difficile de concrétiser des photos anonymes, des témoignages impersonnels. Il aimerait échanger des impressions ne serait-ce que pour se faire une idée …

 Et son fils, il n’écrit pas ? Il doit bien sortir de temps en temps de ses chiffres, et de ses graphiques, de ses « term sheets » et de ses « business plans ». Il vit là-bas ? Il y respire, il y aime peut-être, cela suppose au moins quelques sensations, quelques réflexions, des rêves aussi, confrontés à la réalité…Où alors a-t-il choisit d’ignorer ? De ne faire que passer dans un monde virtuel, aseptisé, d’images de catalogue ? Ne s’est-t-il jamais interrogé sur la vie de ses collègues autochtones, leurs manques, leurs aspirations, leurs désespoirs, leurs renoncements ? Il existe une réalité sous les cartes postales.

 Il y a soudain de la violence en elle.

 Il s’est raidi. Il ne faut pas aborder certains sujets. Son fils ne fait pas de politique …

 Au dehors, le temps fraîchi, une bise s’est levée, le soleil s’est voilé. Quelqu’un a fermé la porte. On frissonne en reposant sa cuillère dans la coupe en argent terni…

 Il ne s’agit pas de politique, simplement d’être vivant…

 Elle-même a choisi la fuite, la mémoire qui oublie, un regard qui se tourne vers un ailleurs inexistant.

 C’est comme un engourdissement progressif. Au début, un soulagement : plus de faim ni de soif, de froid ou de chaleur, de tristesse ou de joie, plus de crainte ni d’espoir… Dormir, dormir enfin, pour se réveiller demain et tout recommencer. Mais la nuit se prolonge, on oublie de rêver et il n’y a plus rien…

 Son fils n’est pas un rêveur …

 Pas très extraverti non plus…

 C’est curieux en fait, ils ont vécu 25 ans sous le même toit dans des mondes parallèles. Bien entendu, lui représentait l’autorité il lui fallait diriger et sévir pour le bien de l’enfant. Cela n’a jamais posé de réel problème. Le fils était raisonnable et obéissant. Il ne lui a jamais donné que des satisfactions...

 D’ailleurs, il ne croit pas au « père copain »

 C’est une question de pudeur, de respect de l’intimité, il y a des sujets qu’il vaut mieux ne pas aborder… A quoi bon ? Et puis ce ne serait pas sans risque, il faut que les choses restent à leur place, il y a des mots qui fâchent, des faiblesses qu’il ne faut pas montrer…

 Et des silences qu’on regrette…

 L’auvent claque, quelqu’un a replié les parasols, il va pleuvoir sans doute...

 Les jeunes, aujourd’hui, doivent avoir les pieds sur terre, agir, se focaliser sur des objectifs clairement définis, il n’y a guère de temps pour les tergiversations, l’introspection qui ne mène à rien… Il faut être dans le train et le train n’attend pas…

 Il y a longtemps qu’elle est descendue du train … Elle a cru pouvoir poser ses valises mais en fait, elle n’a jamais réellement franchit la porte de la gare.

 Elle reste sur le quai et regarde les trains passer. Des visages de voyageurs tout juste aperçus, des silhouettes, des ombres sans regard, les yeux perdu vers une destination inconnue qui ressemble au néant…

 Le paysage leur échappe. Une image parfois se fige, sur la carte mémoire d’un appareil photo, rejoint d’autres reliques, parmi les offres « all inclusive ».

 Ils ne perçoivent pas le jeu de l’enfant, les rides du vieillard,le cristal des eaux, la nacre des nuages, l’odeur de terre après la pluie, celle du bois qu’on enflamme, du repas qu’on prépare.

 Ils ne sont attendus par personne sinon par des reflets d’eux mêmes qu’ils espèrent reconnaître, pour se sentir plus forts…

 Mais la peur ne les lâche pas, ils ferment les yeux, les poings serrés sur leurs paupières et le sommeil les fuit…

 Il suffirait pourtant qu’elle sorte de la gare et entre dans le parc voisin. Dans le bac à sable se reconstruit le monde…

 Elle sourit timidement, implore son indulgence…Je divague. Pardon. Oubliez tout cela… bien entendu je ne vous ferai pas payer cette heure de leçon.

 Il s’ébroue, chasse un insecte importun…

 C’est aussi pour cela qu’il veut apprendre ces mots étrangers. Un jour peut être, il ira là-bas…

Son fils sans doute serait content qu’il vienne… Mais il ne veut pas être une charge, il doit pouvoir se débrouiller… Et puis, ainsi, il se fera une opinion… Lui saura regarder, il aura le temps. Il sera les yeux du jeune homme, lui décrira les choses, fera des commentaires, sollicitera ses réactions. Ils troqueront leurs points de vue et ils pourront parler, des idées et du monde, des autres et d’eux-mêmes … Quand il ira là-bas…

 Il est temps de se remettre au travail.

 La conversation a repris son mode saccadé, les sons ont remplacé les mots. Il s’agit de syllabes et d’accents, de grammaire et de conjugaison. Le comment se substitue au quoi.

 L’averse a cessé.

 Il s’applique, elle se concentre. Retour aux choses sérieuses, au métier qui assure la subsistance.

 Le petit vieux somnole, un serveur baille discrètement derrière ses doigts, le chat s’étire, il est cinq heure.

 Il fait des efforts, veut marquer des points, mériter son intérêt, être le bon élève qui nait dans le regard du professeur.

 Commentaires parfaitement dosés, rigueur et encouragements ; ménager sa susceptibilité, sans céder à l’indulgence.

 Et soudain, il se passe quelque chose, un mot, un seul petit mot qui n’avait pas sa place, un petit mot qui glisse, grimace et se moque des leçons, un petit grain de folie virevoltant à contretemps, sur la piste des contresens…

 Il s’est figé, les joues rosies, le sourire hésitant.

 Elle sourit à son tour mais le sourire lui échappe, déborde et envahi ses yeux.

 Efforts désespérés qui déforment les traits, le sourire devient rire et rien ne peut y faire.

 C’est un mur qui tombe, une frontière franchie, elle est maintenant au pays de l’absurde, inaccessible à la raison, transportée par la joie.

 Le nourrisson gazouille, l’adolescente glousse et le vieillard hausse le ton dans un nouveau combat.

 Le soleil fait des gammes sur les verres bien rangés.

 A son tour secoué par le rire, il saute la barrière. Il la rejoint alors, au ciel de la marellepour un bout de chemin, loin au-delà des mots d’une langue qu’il ne parlera jamais.