Marilyne Bertoncini, L’Anneau de Chillida,
L’Atelier du Grand Tétras (2018)
Lecture de Murielle Compère-Demarcy
Marilyne Bertoncini
Trois vers clôturant un poème du « Labyrinthe des nuits » extrait de L’Anneau de Chillida de Marilyne Bertoncini condensent la démarche de l’œuvre de la poétesse :
Oubli au creux gris
de la nuit
Pépin de grenade
La quête du nombre d’or sous-tend l’œuvre de Marilyne Bertoncini, comme elle est pressentie dans les monuments offerts à l’espace et au temps du sculpteur Eduardo Chillida. D’ailleurs, le nombre caché dans la peinture pointe son mystère dans la section dédiée au labyrinthe, et assurément si l’on se penche sur la construction même du recueil qui joue du ruban de Mœbius imaginé comme sculpture de Chillida.
Ferme les yeux, puis
presse l’index sur tes paupières pour créer l’indispensable
brasillement de mimosa d’arrière-plan,
nous propose la poétesse. Et le sculpteur Eduardo Chillida de nous préciser :
Le dialogue avec les formes est plus important
Que les formes elles-mêmes
Autrement dit nous nous ressourcerons à ce brasillement - merveilleusement illustré sur la première de couverture par Sophie Brassart, artiste peintre-poète - par le canal de la voix, du Langage, en l’occurrence du langage imaginaire, une fois le seuil de l’accès au for intérieur de l’émotion poétique franchi :
Patience :
attends
l’éclaboussure stellaire,
l’éclatement de nova, au creux du noir des yeux rouverts
sur l’espace intérieur.
Ensuite, imagine un anneau, (…)
qui tourne en miroir de lui-même et s’enroule, et
que tu parcours, les yeux clos, en marchant à tâtons.
Nous entrons dans l’ample mouvement enveloppant de ce recueil réédité à l’occasion du centenaire de la naissance du sculpteur Eduardo Chillida, tout en continuant d’ « avancer le long du ruban qui tourne sur lui-même », à l’intérieur du trou noir de l’Anneau, « au creux » de la nuit où l’expérience littéraire comme manducation (cf. Pascal Quignard) de la langue des mots devient « Performances de ténèbres » en ce que la carence et l’inaccessible au sein vertigineux du noir se retournent dans le cheminement de la quête en une lumière palpable et fulgurante touchant par tous les sens l’objet désiré et, aussitôt, nous échappent à peine atteinte. Un toucher, voire une transmutation, puisque nous incorporons l’anneau même, qui laissent inachevée l’approche, ainsi dans le processus de créativité, ainsi dans l’expérience de l’amour. Le ventre obscur (la page) — où les battements du silence tissent les parois d’un monde (un cosmos clos comme la mer mais ouvert en fractales exponentielles et transcendantes vers le « respir universel » (Werner Lambersy))— goûte la sève en deçà et au-delà de la fruition, jusqu’à en vouloir mordre la lumière, la chair précieuse, dans le recommencement sans fin d’une lumière inspirée/aspirante et recherchée, comme « pépin de grenade » explosant dans la circulation du sang/du sens par le rouleau de Moebius des réminiscences et de l’oubli. Pépin de grenade, fruit d’une fécondation, noyau de l’invisibilité obscure première révélant la pulpe dans l’immanente verticalité du contact, de la rencontre. Rencontre de l’œuvre sculpturale et de l’œuvre poétique avec la réception du monde extérieur ; rencontre de l’intériorité de l’artiste et du poète avec la sensibilité du spectateur et du lecteur ; rencontre de la genèse et de la gestation de la langue avec sa cristallisation dans le fruit poétique. Va-et-vient permanent et incessant à l’instar du roulement de la vague, maturation du Dire au cœur de l’Indicible même ou de l’impossibilité à dire une fois pour toutes, faille ou chemin perdu au long du labyrinthe du Vivre cherchant, par le fil d’Ariane, à esquiver et traverser l’espace du Minotaure afin de libérer le cheminement vers la beauté, afin de faire prendre à Ariane toute la lumière. Relevons que le blog personnel poétique animé par Marilyne Bertoncini se nomme « Minotaura »…
Entre lavande et lie-de-vin
sous la paupière de la nuit ciliée de songes
amande d’améthyste dans sa bogue étroite avant qu’une
silencieuse
explosion n’expose sa chair vive
à travers la sombre écorce craquelée
À partir de l’émotion provoquée par l’œuvre sculpturale d’Eduardo Chillida, la poète édifie son « musée imaginaire » dans lequel elle nous fait entrer et dont elle nous fait visiter le poème mental au-delà du temps. Marilyne Bertoncini investit la sculpture d’Eduardo Chillida de façon analogue à Antonin Artaud investissant la peinture de Paolo Uccello dans Paul les oiseaux. Il se trouve que le peintre, dont un détail de la prédelle de La Profanation de l’hostie avait été reproduit dans le numéro 5 de La Révolution surréaliste et repris par André Breton dans Nadja, était supposé être en quête du nombre d’or dans sa représentation en trompe-l’œil d’une réalité en 3 dimensions…Quand Artaud regardant/incorporant l’œuvre de Paolo Ucello écrit : « (…) ici ses idées se confondent. Je suis à la fenêtre (…) C’est moi maintenant Paul les Oiseaux », c’est Marilyne Bertoncini regardant/incorporant l’Anneau de Chillida écrivant le fil de la pensée, incorporant la nuit jusqu’à « l’amande du souvenir ». L’Anneau de Chillida rejoint la profondeur intérieure, dans une démarche analogue à des poètes comme Leopardi ou Pierluigi Cappello qui partent d’une réalité objective pour écrire le livre d’une transfiguration subjective universelle. En cela, le seuil et le regard constituent des leviers d’envol, d’une « Poésie Verticale» expérimentée par Roberto Juarroz incitant à « creuser les choses » du regard et non simplement à les regarder, ou à « les remplir du regard ».
Par cette démarche, cette expérience existentielle autant que littéraire, la poétesse nous fait remonter jusqu’à nos origines par le truchement de la mémoire et par un investissement synesthésique des paysages. Le sujet devient monde, le monde, poème, l’œuvre, je-Monde-Poème. Je s’enroulant dans le télescopage de temporalités mêlées par les vagues de l’Imaginaire, devient oiseau, redevient poisson, devient végétal, minéral, souffle, odeur, sentiment, … Nous sommes, ici maintenant par l’éternité à vie de la création, au centre du monde : centre névralgique -abyssal, originel, divin, moins tonneau des Danaïdes que puits perdu de l’amour - de L'Anneau de Chillida…
et j’étais ce village aux yeux de cerf
j’étais le cerf écartelé entre animal et végétal
de petits miroirs scintillaient au cœur des paroles
fractale et fragmentée →j’observais l’humaine forme
se dissoudre en moi.
=> Murielle Compère-Demarcy pour Terres de femmes
Marilyne Bertoncini, L’Anneau de Chillida, L’Atelier du Grand Tétras (2018)