Terminé hier le livre de Thomas Clerc sur le 18ème arrondissement. La dernière rue mentionnée est la rue Lucien Gaulard, qui se termine en impasse sur le cimetière Saint-Vincent. Clerc ne dit rien de Lucien Gaulard, on comprend bien qu'il ne peut pas s'attarder sur la biographie de tous ceux (et toutes celles, bien moins nombreuses) qui ont donné leur nom à une rue, une place, un square, etc. Les six cents pages n'y auraient point suffi. Par curiosité, je suis allé voir sur Wiki, où j'apprends que Lucien se prénommait en fait Léon Adrien, onzième enfant d’une famille de douze, fils d’Edmé Gaulard et d’Onézime Justice, mariés le 26 novembre 1835. Onézime Justice, n'est-ce pas incroyable ? Lucien invente le transformateur électrique et le 18 janvier 1886, il inaugure l’usine centrale de Tours où 250 chevaux de machine à vapeur entraînent 2 alternateurs. Hélas, son premier brevet déposé en 1882 a été refusé au motif que l'inventeur prétendait pouvoir faire « quelque chose de rien ». Gaulard contre-attaque mais perd ses procès et la ruine s'ensuit. Et la folie : le 1er février 1888, il se présente à l’Élysée en gueulant au concierge « Je suis Dieu et je veux la paix Universelle » comme le rapporte le Matin dans son édition du 14 février (que j'ai retrouvée sur Gallica) : Un nouveau fou à l'Elysée (on se demande quel est l'ancien...)*.
Le pauvre Lucien meurt le 26 novembre 1888 à l’hôpital Sainte-Anne, où il avait été interné après son accès de démence élyséen.
Bon, j'ai ajouté ma petite pierre à l'édifice clérical, si je puis m'exprimer ainsi (ce que n'approuverait certainement pas l'auteur, qui ne se caractérise pas par sa religiosité extrême).
Je n'avais pas attendu, ceci dit, d'en finir avec lui pour aborder un autre livre sélectionné pour le Goncourt des détenus. J'avais en effet attaqué en parallèle Jour de ressac de Maylis de Kerangal. Car j'aime beaucoup Maylis de Kerangal, depuis Naissance d'un pont, que j'avais épinglé ici pour la futile raison que j'y avais trouvé un "alluvions" dans le texte (non, bien sûr, mais c'était un moyen commode et paresseux de vanter ce roman). Et puis, plus récemment, c'est elle qui m'avait orienté vers le formidable Underland de Robert Macfarlane.
La narratrice reçoit un jour l’appel d’un policier. Le corps d’un homme a été retrouvé sur la voie publique, près de la digue nord du Havre. Dans sa poche, un ticket de cinéma avec son numéro de téléphone. Le Havre, c'est la ville où elle a vécu, "j'y ai poussé comme une herbe folle jusqu'à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec", et où elle n'est retournée depuis vingt ans. C'est aussi la ville où Maylis de Kerangal a passé une partie de son enfance et son adolescence. Il s'agit pourtant bien d'une fiction, non d'une autobiographie. On peut croire d'ailleurs au début que l'écrivaine s'est risquée pour la première fois au polar : les ingrédients du polar sont en effet bel et bien présents, avec la présence sourde et menaçante du narcotrafic dans le port du Havre, mais l'enquête ici ne sera pas policière. Le projet littéraire est autre.
Je n'irai pas plus loin dans la description. Voulant juste aujourd'hui m'attarder sur deux points. Tout d'abord, signaler ma surprise de retrouver mon fil moyen-oriental (ce qui n'avait rien d'évident dans un roman centré sur la Manche). Il surgit tout à la fin du livre, où la narratrice retrouve à Paris son mari imprimeur, Blaise, qui vient juste d'acquérir une OFMI Heidelberg, magnifique presse typographique de 1962. Blaise lui raconte que son histoire du Havre lui avait rappelé une autre affaire, encore irrésolue à ce jour, un homme retrouvé mort sur une plage, à Somerton Park, en Australie. Sur cet homme on avait trouvé, au fond d'une poche de pantalon, un petit papier imprimé : "sur ce petit papier, deux mots, taman shud, deux mots qui, eux, avaient été identifiés : ils figuraient sur la dernière page des Rubaïyat, les poèmes d'Omar Khayyam, ça voulait dire "fini", c'était du persan, et cette histoire ayant eu lieu au début de la guerre froide, en 1948, l'hypothèse d'un espion semblait tenir la corde." (p. 238)
Il ne s'agit pas d'une invention de Maylis de Kerangal, cette énigme de Somerton Park est bien réelle et continue d'alimenter les spéculations sur internet.
Autre chose. Le 3 octobre, ma fille Pauline m'avait appelé de Grenoble où elle a emménagé récemment avec Romain, son compagnon. Elle n'avait pas encore trouvé de travail mais elle était contente, car elle avait des droits à une formation et celle qui se profilait était bien alléchante : une formation aux techniques du doublage, à l’enregistrement de textes pour des livres audio. Elle devait avoir lieu bientôt à Lyon, en petit comité. Quatre jours plus tard, à la centrale de Saint-Maur, F., le détenu que je visite et qui travaille à l'atelier son dirigé par le musicien Nicolas Frize**, me raconte qu'une doubleuse est venue au studio pour faire découvrir son travail. Et chacun a pu faire un petit essai de doublage. Un bon moment. J'avais été amusé par la coïncidence avec le stage de Pauline, mais bon, rien de renversant encore. Sauf que ce même jour, je commence donc la lecture de Jour de ressac et découvre que la narratrice est une doubleuse...
J'ai longé le Channel tous les matins durant quatre ans, quand j'allais au collège, les yeux systématiquement tournés vers l'affiche du film de la semaine : graphisme, titre, noms des acteurs - que je n'ai jamais lus autrement que comme des noms de légende -, ces substances percolaient en moi durant tout le trajet, et je me glissais dans la peau de l'actrice principale, lui empruntant son visage, identifiée à elle comme à une autre version de moi, une version toujours plus libre, plus hardie, plus transgressive - maintenant que j'y pense, c'est ce même jeu de dédoublement qui se produit quand je suis en postsynchro, dans une salle de projection, debout face à l'écran, équipée d'un micro ultrasensible, et que ma voix sort de la bouche d'une actrice étrangère, Susan Sarandon ou Liv Lisa Fries. Je remontais alors les artères du quartier Perret tels des couloirs de vent, tête baissée, mon sac US pendu à l'épaule, je filais sur le plan en damier, de case en case, de bloc en bloc, ignorant à l'époque que cette géométrie modulaire, ces canyons perpendiculaires et ces carrefours récurrents, ces tours ces intersections, multipliant les angles morts et les lignes de fuite, créaient un espace propice au hasard, au fortuit, aux coïncidences, un espace devenu la matrice de ma rêverie. (p. 51-52, c'est moi qui souligne)
Pour finir, il y a douze ans exactement, à un jour près, le 17 octobre 2012, je publiais ici cet article sur Le Havre : Porte Océane.
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** Allant sur le net pour faire une recherche sur Nicolas Frize, je tombe sur son site et je vois que le 4 octobre paraît en librairie Le Studio du Temps, un livre sur son expérience à la Centrale de Saint-Maur, longue de plus de trente ans. C'est fou... (je risque de finir comme Lucien Gaulard).