Le Graal, ça n'existe pas ! 1

Publié le 20 octobre 2024 par Perceval

Mon Fléchigné à moi ( Régis), je le situe dans ces dernières années 60. Après la mort de ma mère, il était devenu habituel que je passe une bonne partie des vacances d'été chez mon grand-père. La plupart du temps nous étions seuls et j'étais entièrement libre de mes journées. Les premiers temps Elaine était souvent là. Je profitais au maximum de sa présence, l'accompagnant au village assis à l'arrière du Solex, ou rejoignant ses amis . Je me souviens ainsi des chansons d'Anne Sylvestre, dont l'écoute de sa voix, avec son timbre si particulier, me replonge aujourd'hui, dans ce temps. Ce temps des copains, où trop jeune, je n'étais que spectateur d'un groupe de garçons et de filles qui s'amusaient au son de 45 tours posés sur un électrophone Teppaz.

Quand j'étais seul avec mon grand-père, nous mangions face à face. Je n'osais pas trop l'interroger sur ce qui l'occupait. Son bureau était hors de la maison, une guérite en forme de petite maison d'une pièce, à l'abri d'un corps de ferme où il rangeait la Citroën Traction Avant , beaucoup de matériel, et avec un coin atelier.

Les quelques fois où je suis entré dans son bureau, je me souviens le plaisir qu'il avait à me montrer de vieux ouvrages. Je montrais de l'intérêt pour les livres, et il me conseillait des lectures qu'il estimait de mon âge. C'est ainsi que j'ai reçu pour Noël, des éditions modernes de '' Quentin Durward'', '' Ivanhoé'', romans historiques de l'auteur écossais Walter Scott ; et aussi des romans d'Alexandre Dumas, Jules Verne ; et surtout ce livre qui m'est encore le plus précieux de tous : ''La Quête du Graal '' ( Le Seuil, 1965) édition établie par Albert Béguin.

Mon regard était attiré également vers de nombreux dossiers, remplis de pages manuscrites ; mais il ne souhaitait pas encore m'en parler ; puis, je comprenais qu'il était temps de le laisser seul.

Je pouvais revenir seul vers la maison, et ouvrir la bibliothèque du salon et prendre chacun des ouvrages ici exposés. Il s'y trouvait de belles éditions, celle de la Comédie Humaine de Balzac était à l'honneur ; et j'ai le souvenir précis de ma lecture des dix tomes de Jean-Christophe de Romain Rolland. Je me permettais, sans permission, de visiter le grenier, fouiller dans des cantines remplies de vieux habits, et feuilleter de vieux magazines. Je pouvais également utiliser un vélo et sillonner les alentours. J'étais le plus souvent seul.

Il n'y avait pas de télévision. Le soir, nous lisions en silence ; parfois nous jouions aux dominos.

Le centre urbain le plus près de Fléchigné, grâce à notre député-maire MRP, devenu ministre, prend un nouvel essor. La présence d'une entreprise comme Moulinex témoigne de ce dynamisme.

Lancelot , toujours à l'aide de sa Citroën Traction Avant, se rend à la ville pour faire ses courses, et ne manque pas de faire un tour à la librairie-papeterie. Extérieurement, repeinte la façade n'a pas changé. La même porte vitrée, et la clochette qui tinte doucement, annonçant notre arrivée.

Le fils du libraire a modifié la configuration du lieu. Les clients, à présent, ont la permission de choisir eux-mêmes leurs ouvrages qui les attendent sur de nouvelles étagères qui s'étirent jusqu'au plafond et chargées de livres aux couvertures neuves. L'odeur du papier et de l'encre flotte dans l'air.

Le grincement du plancher se mêle au doux murmure des clients qui feuillettent les livres.

Le comptoir, bien plus restreint qu'autrefois, se tient près de l'entrée, avec sa caisse enregistreuse. Derrière lui, des tiroirs en bois renferment des stylos à plume, des encriers et des carnets. Des almanachs, quelques manuels scolaires, des cahiers, les règles et les compas sont soigneusement empilés.

Ce qui est étonnant, c'est à côté des présentoirs pivotant de cartes postales, un tourniquet avec des livres de poche.

Le libraire est devenu un personnage incontournable de notre ville. Dans l'opposition municipale, il regroupe autour de lui la minoritaire ''gauche intellectuelle'' qui se mobilise pour tous les combats actuels, comme celui de la guerre au Vietnam. Il provoque volontiers Lancelot, en l'appelant " Monsieur le Comte... ", même si ce dernier ne se présente plus que sous le patronyme de Sallembier.

- Plus sérieusement, M'sieur Sallembier.... : le Graal, ça n'existe pas !

- Vous pensez que je m'intéresse, à une chose qui n'existe pas ?

- De belles et anciennes légendes. Mais à un moment il faut être clair : les mythes, les histoires religieuses... Tout ça, ça nous parle de quelque chose qui n'existe pas ! Disons-le franchement ; ensuite : on peut s'y intéresser ; à l'égal de la culture, de la littérature, de la fiction...

- Vous pourriez classer les livres, d'un côté : ce qui existe, d'un autre : ce qui n'existe pas... Mais, avez-vous reçu ma commande ?

- Oui bien sûr. Moi, je vous dis ça ; c'est pour discuter. Vous commandez tout ce qui tourne autour de ce truc, alors .... Ça m'étonne, c'est tout...

En plus, votre fille semble vous accompagner là-dessus.... Faudra que je lui en parle. Elle sera plus bavarde que vous.... Et, plus attrayante... ; je plaisante, M'sieur Sallembier.... !

Lancelot s'en veut de ne pas avoir répondu plus justement... Cette discussion sans importance, ne manque pas pourtant de titiller Lancelot : " le Graal, ça n'existe pas ! ".

Il serait nécessaire de plus de temps, pour s'en expliquer. Que dire pour se faire comprendre ?

Peut-être faudrait-il commencer par le début ; c'est à dire, définir comment une ''chose'' existe ou n'existe pas.

Autrement dit : comment peut-on prouver l'existence d'une chose ?

Et si on disait : elle ne se prouve pas, elle s'éprouve.... ?

- Qu'entendez-vous par ''chose'' ? ( Lancelot s'imagine le dialogue...)

- Ce qui est réel est une chose : son caractère propre ( 'propre', c'est à dire indépendamment de mon esprit ) est la réalité. La phénoménologie, avec Husserl, nous invite à " retourner aux choses-mêmes ", à expérimenter comment la chose se donne à nous, avant de la désigner dans un modèle scientifique.

En revenant à sa table de travail, Lancelot tente de creuser ce sillon.