Maggie Nelson / Bleuets

Publié le 21 octobre 2024 par Angèle Paoli

                                                                                                                                <<Lecture

                        Maggie Nelson / PH: DR 

145. En allemand, blau sein – « être bleu » - signifie être soûl. Autrefois, on appelait « démon bleu » le delirium tremens, comme dans « mes heures difficiles où règne le bleu démon » (Robert Burns, 1787). En Angleterre, « l’heure bleue » est l’happy hour des pubs. Joan Mitchell – peintre abstraite de premier ordre, américaine expatriée installée sur la propriété de Monet, grande chromophile et ivrogne devant l’éternel, célèbre pour sa langue de vipère, et créatrice de ce qui est sans doute mon tableau préféré de tous les temps, Les Bluets, qu’elle a peint en 1973, l’année de ma naissance- trouvait le vert du printemps incroyablement agaçant. D’après elle, il nuisait à son travail. Elle aurait préféré vivre à jamais dans « l’heure bleue ». Son cher ami Frank O’ Hara comprenait ça. Ah, papa, je veux rester ivre des jours et des jours, a-t-il écrit, et fait.

146. « Une femme qui boit, c’est comme un animal qui boirait, ou en enfant, a écrit Marguerite Duras. C’est la nature divine qui est atteinte. » Dans Addict : fixions et narcotextes, Avital Ronell parle d’« alcolisations » en référence au travail de Duras – pour ainsi dire saturé de ladite substance. Pourrait-on imaginer un tel livre, mais saturé de couleur ? Comment fait-on la différence ? Et si la « saturation » n’évoque pas la satisfaction, ni d’un point de vue conceptuel ni de celui de l’expérience ?

147. « J’aime moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté », dit un homme à la narratrice dans les premières lignes de l’Amant de Duras. Pendant de nombreuses années, j’ai pris ces mots pour ceux d’un homme sage.

148. Les Touaregs portent de larges tuniques d’un bleu si vif et si riche qu’avec le temps leur peau en absorbe la teinture et devient littéralement bleue. Ces nomades du désert sont célèbres pour avoir refusé de se convertir à l’islam : d’où leur nom. Certains chrétiens d’Amérique du Nord acceptent mal qu’un peuple bleu abandonné de Dieu vive dans le Sahara, conduise des troupeaux de chameaux, voyage de nuit et se repère grâce aux étoiles. En Virginie, en 2002, par exemple, un groupe appartenant à la Convention baptiste du Sud a organisé une journée de prière consacrée exclusivement aux Touaregs, « pour qu’ils sachent que Dieu les aime. »

149. Notons que Touareg n’est pas le nom qu’ils se donnent. Ils ne s’appellent pas non plus hommes bleus, mais Imohags, ce qui signifie « hommes libres ».


Maggie Nelson, Bleuets, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, 2024, pp.56,57.

_________________________________________________________________________________________________________________

Note de l'éditeur 

Dans le sillage des Pensées de Pascal citées en exergue, Bleuets est un objet hybride quelque part entre l’essai, le récit et le poème. Deux cent quarante fragments composent cette méditation poétique, intime et obsessionnelle autour d’une couleur, le bleu. Le deuil, le sentiment amoureux, la mélancolie sont autant de thèmes chers à Maggie Nelson, ici abordés dans une maïeutique convoquant l’art et la beauté entre deux digressions introspectives ou savantes, des fantasmes de l’autrice à des approfondissements autour de la pensée de Platon ou de Goethe, en passant par l’œuvre d’un Warhol ou d’un Klein, ou la musique de Leonard Cohen.

_________________________________________________________________________________________________________________

Voir aussi:  anthologie du bleu sur = >  TdF