"Ce jour-là aurait dû compter dans l'histoire de la presse française, mais il semble bien que l'oubli a recouvert la folle tentative d’Émile Bréguier. En effet, le 6 janvier 1913, un lundi, jour des Rois, alors que Charles Péguy s'enflammait pour le 501ème anniversaire de la naissance de Jeanne d'Arc (...Bien prise en sa cuirasse et droite sur l’arçon,/Priant sur le pommeau de son estramaçon, /Après neuf cent vingt ans la fille au dur corsage... ), Emile Bréguier, rentier tourangeau arborant gaillardement une cinquantaine frémissante, sortait le premier numéro de son Journal des Bonnes Nouvelles. Foin, déclarait-il dans son éditorial, de tous ces faits divers sinistres dont la presse regorge, guerres, épidémies, accidents, catastrophes qui sont la pâtée commune distribuée à nos congénères. Place, continuait-il, aux bonnes nouvelles, aux guérisons heureuses, à la joie, à la félicité, aux avancées glorieuses de la science et de l'humanité, oui aux miracles, aux sauvetages, aux succès multiples, à la communion des peuples et des individus. Le tout sur trois quarts de page, finement illustré par une gravure de Louis Fumey, représentant une colombe volant au-dessus des eaux déchaînées de l'Atlantique. "
Gabrielle et le tueur des berges de Seine (roman inédit)
Il me semble que je n'ai jamais autant lu qu'en ce moment. Il faut dire qu'avec le Goncourt des détenus, ma barque est pleine à bas bord. Je ne lirai certes pas les quinze livres de la sélection (les échanges animés que nous avons eu vendredi dernier à la Centrale ont permis d'éliminer quelques titres), mais j'en lirai une bonne partie. Le dernier en date fut Aucun respect, d'Emmanuelle Lambert, dont l'un des amis de Lire pour en sortir avait pourtant eu à son sujet une critique lapidaire et assassine : Aucun intérêt !* Il faut dire que sur le papier - jeune doctorante engagée pour travailler sur les archives d'Alain Robbe-Grillet -, on a peur de se taper un énième roman sis en milieu germanopratin, bien confiné dans l'entre-soi littéraire. Tout de même, j'ai choisi de le lire car j'avais aimé le Giono furioso, la biographie iconoclaste qu'Emmanuelle Lambert avait consacrée au grand écrivain provençal (et j'avais visité la grande exposition rétrospective Giono - dont elle était commissaire -, qui s'était tenue en octobre 2019 au Mucem de Marseille). Et je ne l'ai pas regretté : ni satire ou portrait à charge, le roman n'en montre pas moins, à travers le regard distancié d'une jeune femme qui ne s'en laisse pas compter, la réalité d'un milieu professionnel où les femmes étaient rarement au pouvoir.
Je dois avouer que je n'ai jamais lu Robbe-Grillet, aucun de ses romans célèbres, Les Gommes ou La Jalousie, ni vu aucun de ses films. Et pourtant, il me semble bien le connaître. Ce qui est, pour le moins, une illusion. C'est sans doute que son nom m'est souvent apparu dans les essais de critique littéraire, lui qu'on surnommait le Pape du Nouveau Roman. Pas assez certainement pour me donner envie de le lire. Emmanuel Lambert ou du moins la narratrice, désignée simplement par "elle" (le roman est largement autobiographique), le rencontre donc en son château de Normandie : "L'accueil de Robbe-Grillet avait tenu en deux phrases : "Alors c'est vous ?", puis "J'ai fait à manger"."L'écrivain avait fait des saucisses et des pommes de terre, et fut satisfait de voir que la jeune stagiaire mangeait beaucoup. Elle était venue avec celui qu'elle appelle le Chef, qui dirigeait l'Institut qui l'employait (et qui deviendra en fait l'IMEC, l'Institut Mémoire de l'édition contemporaine), et quand le Chef passe aux toilettes, Robbe-Grillet pose une question qui tue à la jeune femme : "Vous croyez qu'il est intéressé par vous ?" Elle manque s'étrangler en faisant descendre le verre d'aquavit qu'il lui avait servi : "Intéressé par moi..." Il avait affermi sa voix : "Sexuellement. Je veux dire, intéressé sexuellement." Elle avait répondu avec aplomb qu'elle ne croyait pas, mais il avait continué :
"Il vous intéresse, vous ?
- Non, je les préfère jeunes et beaux."
Sans être "d'une drôlerie irrésistible"(quatrième de couverture) - on n'ira pas jusque-là -, le roman est, grâce à l'impertinence de la narratrice, teinté d'humour. Et il est aussi émouvant parfois dans sa description de quelques figures féminines accueillantes à la jeune femme qu'elle était alors, et qui traçaient courageusement leur chemin entre les contraintes de la famille et du travail. Émouvant aussi quand il relate la descente aux enfers du Chef, atteint d'une maladie neurodégénérative. C'est à ce moment aussi que je relevai le passage suivant :
"Les obsèques ont eu lieu à Paris, dans l'église située sur la place des Abbesses. Sur le parvis, Joseph accueillait les gens coiffé d'un étrange chapeau de tueur à gages. En enterrant le Chef, il enterrait son double paradoxal, et une grande part de sa vie à lui."(p. 219)
Place des Abbesses, autrement dit dans le 18ème arrondissement. Vous me voyez venir. Retour à l'index du Thomas Clerc. On la trouve presque à la fin du livre :
"On peut désormais emprunter la fameuse RUE DES ABBESSES (418 X 14 m) avec sérénité, la colonne vertébrale du "village" qui donne son nom à la station de métro la plus profonde de Paris, d'où nous sortons essoufflé car nous avons gravi les 94 marches au lieu de prendre l'ascenseur. Ambiance : il y a beaucoup de monde sur la PLACE DES ABBESSES, et je m'apprête à souffrir car je n'aime pas le monde bien que j'aime le monde." (p. 572-573)
Au 8, il relève que deux boulangeries côte-à-côte se font forcément la guerre. Comme il préfère la plus ancienne, Au levain d'antan, à celle qui vient d'ouvrir récemment, Les Copains, qui "diffuse en outre une musique de variétoche censée rendre l'ambiance sympa mais paraît, ipso facto, frelatée", il se poste devant l'entrée et conseille aux clients d'aller plutôt au levain d'à côté : "Ils ont tendance à obéir, sauf une japonaise terrorisée et une bourgeoise rebelle. Après avoir commis ma m.a., je pénètre dans l'église Saint-Jean de Montmartre pour me purifier."
La semaine dernière, j'avais trouvé dans une brocante à Saint-Martin d'Auxigny, près de Bourges, un recueil d'articles de La Science et la Vie, de l'année 1913. Je l'avais acheté en pensant à ma fiction 1913, écrite en 2013 (toujours disponible sur le site des Tasons). Et, parcourant l'ouvrage, j'étais tombé sur cette belle illustration de la station des Abbesses, "récemment ouverte au public".
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* Cela m'a rappelé la critique la plus courte du monde, celle d'un journaliste sur le roman d'Alexandre Jardin qui s'appelait Oui : Non.