Le 21 octobre 1984, François Truffaut mourait à l'hôpital américain de Paris à Neuilly-sur-Seine, d'une tumeur cérébrale. Il n'avait que 52 ans, et, paraît-il, une trentaine d'idées de films encore en tête. Cela fait donc 40 ans et Arte, pour saluer la mémoire du cinéaste, avait programmé ce lundi soir Baisers volés qu'il réalisa en 1968. J'ai souvent évoqué François Truffaut sur ce site, ce sera donc une fois de plus. Ce n'est pas par pure fidélité pour un auteur que j'admire mais bien parce qu'il croise un des fils que je suis en ce moment, celui du 18ème arrondissement, à cause de ou grâce à Thomas Clerc. En effet, cet arrondissement (où reposent déjà les cendres de Truffaut au cimetière de Montmartre) se retrouve plusieurs fois dans le film. Ainsi l'appartement d'Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) se situe Place de Clichy, donnant sur le Sacré-Coeur.
(Au début du film, Antoine Doinel traverse la place à la recherche d'une prostituée)
Plus tard, on le voit travailler comme veilleur de nuit à l'hôtel Alsina, 39 avenue Junot. "On ne peut relever ici, écrit Thomas Clerc, toutes les splendides demeures de la splendide avenue ; c'est tout de même un cas unique, il n'y a aucun bâtiment laid sur 450 mètres." Il signale aussi que l'avenue faisait partie des 12 Lieux mythiques de Georges Perec, "projet abandonné parce que le souvenir n'accrochait pas, ne déclenchait en lui aucun désir d'écriture." On peut tout de même aller sur le site de Lieux pour consulter les notes prises par Perec. Le mardi 13 octobre 1970, à 12 h 30, il mentionne ainsi l'hôtel Alsina, ainsi que le garage Junot, dont Clerc note qu'il a gardé son beau lettrage mais est devenu une galerie d'art. Le 28 mars, Perec, écrivant alors sur ses souvenirs de l'avenue Junot, commence par
"Je n’ai pas envie de travailler ; d’ailleurs la machine saute des espaces. Ma chambre est dans un désordre qui semble irrémédiable". Un peu plus loin : "Parler de l’avenue Junot, utile discipline ; avoir ensuite le sentiment de n’avoir pas complètement perdu sa journée." Et encore un peu plus loin : "Avenue Junot. Endroit con. Henri ne veut ni le louer ni le vendre. Esther
pensait que ce serait un endroit commode pour moi. EEEEEch. Pourquoi
pas d’ailleurs ? Quelque chose de mot (je voulais dire : de mort, mais
l’omission peut rester)." La note est presque désespérée : "je suis envieux, je suis méchant". Et même :"Je suis un con."
En tout cas, l'hôtel Alsina (qui avait aussi servi de décor au film de Clouzot, L'assassin habite au 21) a fermé ses portes en 1985, et a été reconverti en immeuble d'habitation.
( Doinel sort les poubelles de l'hôtel lorsqu'arrivent deux détectives qui vont lui coûter sa place)
On retrouve le Sacré-Coeur en fond d'image quand Christine Darbon (Claude Jade) a la bonne idée (hum) d'aller voir Antoine au moment où celui-ci reçoit la visite inattendue de Fabienne Tabard (Delphine Seyrig).
Sacré-Coeur qui ne cesse d'apparaître dans le récit de Clerc en tant que Sacré-Cake, ou Sacré-Cuir, mais où il ne pénètre jamais. A la fin de la grande partie "Clignancourt et Montmartre", le voilà tout de même parvenu sur le Parvis du Sacré-Coeur : "Vous l'attendiez ce moment : le voici. Je suis sur la Butte de nuit, c'est bien plus beau, à regarder Paris avec d'autres innocents. Banalité de base : les grandes vues égalisent les hommes, on communie dans une beauté qui nous renvoie à notre insignifiance." Il se dit pris soudain d'un sentiment océanique. Ne pas être dupe de l'ironie.
Un des passages du film que je préfère est celui où Antoine envoie un pneumatique à Fabienne Tabard pour lui annoncer sa démission et signifier le caractère impossible de l'amour avec elle, comme dans Le Lys dans la vallée.
Ce petit passage presque documentaire (en réalité, le trajet de la lettre si l'on suit les plaques de rue est tout à fait fantaisiste) porte témoignage de l'importance de ce système de communication rapide qui a fonctionné à Paris entre 1879 et 1984 (il disparut donc en même temps que Truffaut), et qui permettait d'acheminer un message dans la capitale en moins de deux heures.
"Mais pourquoi avoir inséré ce plan documentaire dans Baisers volés ? s'interroge T. Joliveau sur le site (e)space&fiction, On sait que le film peut se lire comme une variation autour du Lys dans la vallée de Balzac, livre qui a la forme d’une longue lettre dans lequel le héros raconte sa relation à une femme mariée plus âgée. Doinel y fait d’ailleurs référence avec Fabienne Tabard, qui critique la fin tragique du roman et lui laisse entendre que si la passion d’Antoine n’est pas partagée, cela n’empêche pas une relation charnelle sans lendemain. Le film expose une éducation sentimentale moderne et l’abandon de ses rêves creux par un jeune passionné de littérature. On se rappellera que Doinel s’était déjà engagé dans l’armée sur le coup de sa lecture du roman de Vigny : Servitude et grandeur militaires. Fabienne Tabard le libère apparemment de sa fascination pour Le Lys dans la Vallée."
Merveilleuse Delphine Seyrig.
(Merci à Patrick Six dont j'ai repris ici les captures d'écran de son article sur le film.)