Angèle Paoli, Mont Ventoux, vues et variations,
Peintures de Caroline François-Rubino
Éditions Voix d’Encre 2024
Lecture de Pierre Dhainaut in Revue Diérèse,
numéro 91-Automne 2024.
Angèle et Caroline
Photos : DR
Elles sont deux amies à célébrer dans le même ouvrage le Mont Ventoux : la première, qui est peintre, habite dans son voisinage, la seconde, poète, y séjourne fréquemment, Caroline François-Rubino et Angèle Paoli.
Caroline François-Rubino, il y a quelques années, a choisi de vivre dans un village des Baronnies (dont le nom est cité parmi d’autres dans un poème d’Angèle Paoli), je suis sûr qu’elle avait déjà plus que l’intuition de se laisser inspirer par le Mont qu’elle peut voir de sa maison. Elle ne s’est pas expliquée, mais sur la quatrième page de couverture de Mont Ventoux, vues et variations, elle a tenu à signer seule une longue dédicace énumérant les peintres que depuis toujours elle admire, en particulier Hokusai, Hiroshige, Monet, Cézanne, Turner, mentionnés d’abord, qui sont associés à des Monts, le Fuji, la Sainte-Victoire, le Rigi… Il fallait pour prendre leur suite une grande ambition : Caroline François-Rubino souhaita consacrer au Ventoux 100 « vues » comme Hokusai au Fuji, elle y parvint : voici un choix de 36 peintures, le même chiffre que dans la première publication du maître japonais. Cette ambition n’altère en rien ce qui caractérise l’art de Caroline François-Rubino, l’état d’esprit qui l’anime, une constante, une profonde modestie.
Comment rendre présent ? Arbres, nuages, pierres, chemins ne sont pas décrits, définis, mais évoqués, ils ne sont pas détachés de l’ensemble naturel, ils restent intégrés, ils respirent dans la respiration générale : « Tout est sensible », pourrait dire avec Nerval Caroline François-Rubino, tout vibre, terre et ciel, vide et plein, le paysage, un perpétuel passage de souffles - ou de vents. N’est-ce pas la pensée de l’Extrême-Orient que retrouve la peintre ici, en Provence ? Mais son œuvre entière refuse le dualisme. La vue est une faculté de l’esprit, l’attention qui est d’autant plus intense qu’elle est fluide.
C’est bien devant le Mont Ventoux que nous sommes, nous en reconnaissons la ligne de crête si particulière, quand on vient du Nord, à la fois puissante, légère, sinueuse, impérieuse : Caroline François-Rubino ne se lasse pas de la dessiner ou d’en moduler le trait, qui devient une sorte d’aura. À la différence d’Hokusai, elle ne change jamais de point de vue. Elle ne tient pas à considérer le motif sous tous les angles, voire à l’imaginer. Est-elle plus proche de Monet face à la cathédrale de Rouen, par exemple, rivalisant avec la lumière pour tenter de la saisir ?
Elle peint une réalité qui infiniment se transforme selon les saisons et les heures du jour et de la nuit, qui se dérobe, cette réalité qui tient de la pierre et du souffle ne peut être peinte avec la vue seule, qui s’ouvre à la mémoire, celle du peintre, celle du monde. Nous franchissons les frontières : qu’est-ce que le tangible ? qu’est-ce que l’impalpable ? qu’est-ce qui distingue le dehors de l’intime ? Le minéral est aérien. La couleur unifie tout, le bleu essentiellement, dont se multiplient les nuances, du plus clair au plus sombre, que Caroline François-Rubino affectionne, le jaune pâle, l’ocre, le rouge, dans un ordre imprévisible, et ça et là nous identifions des arbres, des pierres, des ravins, des clairières.
« Vues et variations », le sous-titre du livre est explicite : « vues » est lié grâce à l’allitération à « variations » au sens musical. Tout demeure, tout se métamorphose. Caroline François-Rubino, comme en rêve, nous révèle la vérité d’un lieu.
Différente, la participation d’Angèle Paoli. Images et textes se complètent admirablement. Alors que Caroline François-Rubino est immobile, Angèle Paoli se déplace, elle va partout. Le mot qui revient fréquemment : « chemin », ou plutôt, en occitan, « draille », dont la sonorité finale se reproduit dans « pierraille » ou « rocaille », eux aussi fréquents. Angèle Paoli, soucieuse d’exactitude géographique, nomme avec précision le calcaire, les saxifrages, les pins d’Alep, le hêtres, les chênes … Elle s’inscrit dans une réalité à laquelle elle adhère de tout son corps, il n’y a pas une page qui ne le dise, et c’est à un voyage qu’elle nous invite. Le Mont Ventoux dès le début est comparé à un navire, il a une « étrave », une « carène », « [i]l file droit », la poète ne cesse ainsi d’aller à travers l’espace comme à travers le temps.
Angèle Paoli rencontre sur les pentes randonneurs et cyclistes, elle accompagne les poètes qui l’ont précédée, du plus illsutre Pétrarque, le premier à avoir raconté sa randonnée à René Char au château d’Aulan (il faisait du Ventoux « le miroir des aigles »), à Pierre-Albert Jourdan dont la maison se trouvait à Caromb. Le voyage s’effectue donc à travers les « vignes », la référence à La Chanson de Roland (« Hauts sont les monts, profondes les vallées ») procure aux poèmes une dimension transhistorique.
Ces poèmes ne sont pas aussi simples, familiers, que nous le pensions, les deux derniers nous mettent en garde. Angèle Paoli cite Pierre-Albert Jourdan : « Tu peux écrire : mais ce n’est pas écrire qu’il faudrait : c’est marcher/marcher où s’échancre la lumière. » Comment ne pas nous rappeler que Jourdan avait fondé une revue intitulée Le Port des singes ? Ceux qui allaient gravir le « Mont analogue » de René Daumal sont partis de ce port. L’ascension n’est pas une conquête matérielle mais une aventure mystique, ou, pour mieux dire, initiatique, sans fin. Le sens du livre de Caroline François-Rubino et d’Angèle Paoli, l’avant dernier poème l’éclaire justement :
Le Ventoux
dans son silence
habité par les souffles
libère l’espace
intérieur.
Vue 24
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