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Etre en vie, être en paix

Publié le 29 août 2008 par Jlk

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Lettres par-dessus les murs (53)
Ramallah, ce vendredi 29 août 2008.


Cher JLs,
La prochaine fois que je viendrai, je regarderai le film de Fernand Melgar sur le centre d'accueil de requérants d'asile de Vallorbe que tu m'évoques - je dédie un carnet à toutes ces œuvres que j'aimerais voir, ou lire, et auxquelles je n'ai pas accès, et puis évidemment je n'ai pas le carnet sous la main au moment où j'en ai besoin, quand j'arpente enfin les rayons des librairies tant désirées, quand elles me menacent de leurs mille best-sellers. Je n'en repars pas moins les valises lourdes, j'ai suivi quelques-uns de tes conseils, j'ai emporté The Flag of our Fathers et Letters from Iwo Jima, entre moult autres, mais ces deux Dvd-là pèsent des tonnes, ici plus qu'ailleurs. Surtout si on a la bonne idée de les voir à la file, et juste après deux films sur la guerre en Irak, Battle for Haditha, de Nick Broomfield, et Redacted, de Brian de Palma (ceux-là sur les conseils de Nicolas, qui écrit un papier sur l'Irak à Hollywood).
Et voilà que notre salon s'emplit du vacarme des mitrailleuses, tandis que dehors il n'y a que les bruits quotidiens d'une ville tranquille. Il faut croire qu'on la désire, l'adrénaline de l'angoisse et l'odeur de la mort, sous couvert de chercher à comprendre ce qui s'est passé, là-bas, ce qui se passe encore, en Irak, ce qui se passe ici, même étouffé par la banalité et le calme apparent.
Tous ces films sont très différents, évidemment, et il y a des années-lumière entre le talent de Clint Eastwood et le cafouillage de Brian de Palma. Mais c'est la guerre, et on s'y retrouve. Toujours ces réflexions sur le rôle des médias, ce constat de l'incroyable écart qui existe entre l'image des héros, qu'on brandit au pays, fiers combattants d'une fière nation, et la poussière, et le sang.
Toujours ces images d'attente, les mêmes, en 1945 ou en 2002, l'ennui, le sommeil mauvais, sous les tentes, dans les baraquements, sur les bateaux, les jeux de cartes et les petites contrebandes, la musique d'une guitare ou d'un ipod, les magazines de cul. Et dehors, cet extérieur inhumain, littéralement sublime, les collines noires d'Iwo Jima ou le désert irakien, des paysages lunaires, arides ou dévastés, le théâtre de quelque chose de plus grand que l'homme. Et toujours l'autre, l'étranger, qu'on ne comprend pas, qui ne doit pas être compris. Etranger jusque dans ses stratégies vicieuses, les attentats à la bombe, le guet-apens japonais. Cet ennemi invisible, terré au milieu des civils de Haditha, ou dans l'obscurité des grottes de Suribachi. Ou bien, lorsqu'on change de point de vue (et seul Eastwood y réussit vraiment), l'étranger devient américain : ses casques lourds, sa force brute. Ses intrusions massives. Son courage, son impensable franchise. On pense aussi : son manque total d'élégance.
Mais partout, toujours, le contraste entre les cartes d'état-major, propres et lisses, les ordres d'en-haut, propres et lisses, et puis la peur et la mort, en bas. Cette question récurrente des soldats : qu'est-ce qu'on fout là. Le contraste insoutenable entre l'acier des armes, les chars, les porte-avions, les blindages, les uniformes et ce qui se cache en-dessous. Ce quelque chose d'incroyablement fragile, pâle et mou, la chair cachée sous les gilets et les casques, sous la peau et sous les cheveux, la chair qu'un rien suffit à ouvrir. Comme il suffit d'un rien pour changer un homme en loque, en alcoolique, en traumatisé, en une chose qui ne pisse plus droit, qui ne marche plus droit.
Et tous ces films, chacun à leur manière, d'essayer de transmettre cette horreur impossible à partager, tous ces films qui à travers leurs plans étudiés, leur recherche documentaire, leur fastidieuse élaboration, hurlent la même chose. Tous ces films, tous ces livres, depuis si longtemps... Parfois il y a des lueurs, tu ne le sais peut-être pas, ce n'est pas des choses qu'on lit dans les journaux : il y aurait aujourd'hui près d'un tiers d'appelés, en Israël, qui refuse de la faire, qui refuse de partir à la guerre. Des faux malades, des qui déguerpissent juste avant l'appel, des qui restent, qu'on fichera au mitard, un beau paquet de gars qui ne seront jamais des héros, qu'on ne verra pas planter des drapeaux. Petit espoir, goutte d'eau dans l'histoire.
Mais ce que ces films me disent, à moi, ce n'est pas l'absurdité de la guerre, contre laquelle je ne peux rien, ce n'est pas non plus l'idée de ce que cela peut être, de courir sous les balles. Ce que ces films me disent, c'est tout le désir qu'ont ces soldats d'être ailleurs, d'être à la maison, avec leurs compagnes, leurs enfants. Ce que ces films me disent, c'est tout le bonheur d'être ici, en cet instant, pianotant dans le silence d'un vendredi. Ce sentiment-là s'émoussera, parce que la mémoire est courte, qu'elle a besoin qu'on la secoue régulièrement, à coups de millions de dollars et centaines de figurants. Mais nous avons besoin de ces histoires-là, pour apprécier un peu ce fait anodin, être en vie, être en paix.

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A La Désirade, ce 29 août 2008.
Cher Pascal,
Ce que tu me dis du tiers d’appelés israéliens qui refuse d’obtempérer, si ce n’est pas de l’intox, nous prouve une fois de plus que la vie est plus forte que la force – et c’est cela précisément que voulait aussi montrer Fernand Melgar dans son film. De celui de Clint Eastwood, j’entends le « japonais », le plus saisissant évidemment par sa capacité d’identification à l’ennemi présumé, je retiens la bouleversante séquence de la lettre lue dans la grotte au milieu des soldats, que je trouve l’une des plus belles illustrations de la ressemblance humaine dont nous parlions tout au début de notre correspondance.
Tu parles de la vie douce et paisible au milieu de ceux que nous aimons, et c’est évidemment l’aspiration de la plupart de nos semblables, jusqu’aux plus cabossés. Puisse cependant cette paix n’être pas celle des cimetières… or nous avons vu, au Festival de Locarno, un autre film assez effrayant, suggérant, au Tyrol, la face sombre du petit bonheur pépère, égoïste et mesquin, tel qu’il se trouve prôné aujourd’hui par les nouveaux standards du bien-être.
Un soir, après leur partie de squash de grands garçons bien dans leurs corps, trois potes étudiants se retirent au milieu d’une forêt à bord de la voiture de l’un d’eux, et en quelques gestes précis, relient le pot d’échappement de la voiture à l’habitacle de la voiture, où ils seront retrouvés morts le lendemain. Le film, intitulé März, s’intéresse à ce qui se passe dans leurs familles respectives quelques mois plus tard. Les mères et les frères, les pères et les sœurs aimeraient bien comprendre, même sans oser en parler. Ces gars avaient tout, comme on dit, et tout pour réussir, et voilà qu’ils se gazent ensemble. Pourquoi nom de Dieu ? Et chacun de s’interroger au miroir de sa propre vie. Il va de soi que le réalisateur, Klaus Händl, dramaturge déjà connu en Autriche, et réalisateurs, dont c’est ici le premier long métrage, ne répond pas, se contentant de suggérer en illustrant cette autre guerre de tous les jours qui se poursuit avec des regards assassins entre conjoints et des gestes mortifères entre parents et voisins.
Georges Haldas appelait cela : le meurtre derrière les géraniums, et c’est une figure omniprésente de nos sociétés policées en surface, où l’on voudrait ignorer ce qui couve sous les jolies apparences. Pas plus tard que cette semaine, mon ami, nous apprenons qu’un politicien de nos régions entend faire interdire la mendicité àLausanne et dans le canton. Un de ses pairs, libéral bon teint et conseiller d’Etat, lui objecte qu’il sera difficile d’amender des gens qui n’ont rien… Bel argument, plus réaliste que généreux, quand ces grands démocrates chrétiens foulent au pied la plus élémentaire charité. Que certains mendiants soient des truqueurs, voire des escrocs, est tout à fait possible. J’en suis tout à fait conscient et le fait passer par pertes et profits, surtout dans un pays de nantis comme le nôtre, car tendre la main est, à mes yeux, un geste sacré. Et qui oserait amender le chien d’Umberto D. sans montrer son inhumanité ?


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