A E. qui m'a conduit jusqu'au labyrinthe,
J'ai beaucoup tiré sur le fil dix-huitièmiste (l'arrondissement bien sûr, pas le siècle), mais il ne faut pas croire que le fil iranien n'avait pas encore une spire à dérouler.
Le lundi 14 octobre, je me suis rendu pour la première fois au village de La Borne, au-delà de Bourges. Célèbre village de potiers abritant le Centre céramique contemporaine (CCCLB). A cette époque, et un lundi, il y avait peu d'ateliers ouverts, et bien peu d'affluence au Centre, qui accueillait plusieurs expositions. Il était temps, elles se terminaient toutes le 15 octobre. L'une d'elles retint particulièrement notre attention : Le jardin de Ciro et autres histoires, issue d'une résidence commune de l'artiste péruvien Javier Bravo de Rueda et de la céramiste danoise Charlotte Poulsen. Le document de restitution disponible à l'entrée m'avait immédiatement alerté, car j'y avais retrouvé une figure familière.
Cette image de plantation en quinconce, je l'avais en effet reproduite dans un article du 9 octobre 2012, Verger et quinconce, douze ans plus tôt, non pas jour pour jour mais pas très loin. Image que Sebald avait donnée dans Les Anneaux de Saturne : "C'est ainsi que dans sa dissertation sur le jardin de Cyrus, il traite du quinconce, figure constituée par les angles et le point d'intersection d'un carré. Cette structure, Browne la découvre partout, dans la matière vivante ou morte, dans certaines formes cristallines, (...) mais aussi dans le jardin du roi Salomon, dans l'ordonnance des lys blancs et des grenadiers qui y sont alignés au cordeau." (p. 34) C'est avec ce livre qu'en 2003 j'avais découvert Sebald, qui n'avait plus cessé de me fasciner. En octobre 2012, j'avais aussitôt commandé le livre de Thomas Browne, dans sa traduction française par Bernard Hoepffner, chez José Corti.
Six ans plus tard, en juin 2018, je suis revenu sur ce livre alors que je travaillais sur le motif du losange.
J'y notais alors que cette édition de 2007 affichait sur sa page de couverture le crâne de Browne, "qui avait connu quelques vicissitudes après une exhumation imprévue en 1840". Ajoutant : "Était-ce là un hommage discret à Sebald (mort dans un accident de voiture, en décembre 2001, près de Norwich où il habitait, et qui avait été aussi la ville de Browne, qui y pratiquait la médecine), Sebald qui avait inséré dans son livre la même photo ?"
Le motif en quinconce se retrouve dans l'une des créations de Javier Bravo de Rueda, sur l'une des pièces baptisées Labyrinthe.
Du labyrinthe, il est question dans le document de restitution :
"Selon Borges, le labyrinthe est le symbole de la perte, de la perplexité et de l'étonnement face à quelque chose que nous n'avons pas encore traversé ou connu." Cette survenue simultanée de Jorge Luis Borges et de Thomas Browne n'était pas pour moi une première : en effet, c'est Sebald lui-même qui, dans le premier chapitre des Anneaux de Saturne, avait connecté les deux auteurs : "Les descriptions de Browne prouvent en tout cas que les mutations naturelles, innombrables et défiant toute raison, mais aussi les chimères nées de notre pensée l'ont fasciné au même titre qu'elles fascineront, trois cents ans plus tard, Jorge Luis Borges, l'auteur du Libro de los seres imaginarios dont la première version intégrale a paru à Buenos Aires, en 1967."
Bon, mais me dira-t-on, où est passé ce fameux fil iranien ? Eh bien, il est tiré par Javier Bravo de Rueda lui-même :
A noter, pour en finir (temporairement sans doute), que c'est un autre Javier, l'écrivain espagnol Javier Marias, qui livre un article à la dernière page de la revue Le Promeneur (numéro LVIII) intitulé "Borges : un fragment apocryphe de Sir Thomas Browne, par Javier Marias." Article évoqué par Christian Garcin dans son essai Borges, de loin (Gallimard, 2012), et déclencheur d'une coïncidence que Garcin lui-même qualifie de "faramineuse"(on peut lire l'article que j'y consacre le 6 octobre 2012).