"Les Gentilshommes perses qui détruisirent cette Monarchie maintinrent toute cette splendeur botanique. C'est à eux que nous devons le nom même de Paradis, car on ne le trouve pas dans les Écritures avant l'époque de Salomon et on le suppose d'origine persane. Le mot désignant ce Jardin dont on a tant parlé ne signifie en hébreu rien d'autre qu'un champ enclos, et de la même racine ont été dérivés le jardin et le Bouclier."
Thomas Browne, Le jardin de Cyrus, José Corti, 2007, p. 15.
Thomas Browne, né à Londres le 19 octobre 1605, est mort le 19 octobre 1682 à Norwich, le jour donc de son 77ème anniversaire. Médecin et écrivain, inventeur du terme electricity, il est cité par Borges dans le dernier paragraphe de la nouvelle Uqbar, Tlön, Orbis Tertius, dans Fictions : "Alors l'Anglais, le Français et l'Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m'en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l'hôtel d'Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l'impression) de l''Urn Burial" de Browne."
Sebald écrit de son côté, dans Les Anneaux de Saturne, que Browne est "constamment lesté de toute son érudition, un fonds colossal de citations comprenant les noms de tous ceux qui ont fait autorité avant lui ; il use de métaphores et d'analogies qu'il pousse jusque dans leurs derniers retranchements et bâtit des phrases labyrinthiques, se déroulant parfois sur une et même deux pages entières, foisonnantes, semblables à des processions ou à des cortèges funèbres." (p. 33) Cette comparaison n'est pas fortuite, on s'en doute, et l'on ne s'étonnera pas, après avoir découvert Browne dans ce premier chapitre, de retrouver le baroque écrivain anglais à la toute fin du livre - comme si Sebald devait rééditer le geste de Borges dans la nouvelle de Tlön -, au dixième chapitre donc où il est question de sériciculture :
"Et Thomas Browne, qui devait avoir eu, en tant que fils d'un marchand de soie, un œil pour ce genre de choses, note dans un passage que je n'arrive pas à retrouver de son traité intitulé Pseudodoxia Epidemica, qu'il était d'usage de son temps, en Hollande, dans la maison d'un défunt, de recouvrir de crêpe de soie noire tous les miroirs et tableaux représentant des paysages, des hommes ou des fruits de la terre, afin que l'âme s'échappant du corps ne soit déroutée, lors de son ultime voyage, ni par la vue de sa propre image ni par celle de sa patrie à jamais perdue." (p. 382-383)
Thomas Browne
C'est une citation du Paradis perdu ( Paradise lost) de John Milton qui ouvre le récit de Sebald :"Good and evil we know in the field of this world grow up together almost inseparably." Sur l'origine du mot paradis, je suis allé voir le Dictionnaire historique de la la langue française et la notice n'est guère éloignée de Thomas Browne :
PARADIS n.m. est emprunté à date ancienne (v. 980) au latin chrétien paradisus. C'est un emprunt au grec paradeisos, terme exotique désignant le parc clos où se trouvent des bêtes sauvages et employé uniquement à propos des rois et des nobles perses. Par extension, il désigne un jardin d'agrément. La Bible grecque l'emploie pour traduire le "jardin" [étymologiquement "l'enclos"] de la Genèse". Il s'est ainsi spécialisé au sens de "jardin d'Eden" et de "jardin des Bienheureux après la mort". Le mot grec est emprunté au persan °pardez (avestique pairi daeza "enceinte") qui est à l'origine de palez "jardin" et signifiait "enclos", son premier élément correspondant au grec peri "autour de".
Peu de temps avant de découvrir Le jardin de Cyrus de La Borne, j'avais reçu le 9 octobre Nous irons tous au paradis, de Daniel Marguerat et Marie Balmary (Albin Michel, 2012), lecture en dialogue autour du motif du Jugement dernier. Je voulais poursuivre l'étude de la passionnante geste interprétative de Marie Balmary sur les textes bibliques. Le 11 octobre, j'avais été amusé de tomber sur un article de Barbotages titré On ira tous au.
Il me revint alors en mémoire que le Pardès, "paradis" était aussi traité dans Lire aux éclats, de Marc-Alain Ouaknin, un essai que j'avais acheté à Lyon en avril 1993, et qui m'avait enthousiasmé. Je ressortis le livre de son rayonnage, un marque-page s'y trouvait encore, et il était très précisément inséré à la page 29, qui évoquait le paradis :"Tout commença par un voyage...
Quatre Maîtres pénétrèrent dans le jardin.
Le premier regarda et crut que ce qu'il voyait était la vérité ; il en mourut.
Le deuxième regarda. Chaque chose qu'il voyait lui apparaissait double ; il devint fou.
Le troisième se mit à couper les plantations. Le monde commença à lui devenir étranger ; il devint l'Autre.
Enfin, le quatrième entra et sortit indemne.
Ce voyage est devenu dans le monde des lettres juives, depuis la lecture qu'en fit Moïse de Léon dans la Zohar, le paradigme épistémologique de l'herméneutique.
Le jardin est le jardin du sens, des sens, des multiples significations de l’Écriture. En hébreu, il porte le nom de Pardès, qu'évoque en français le mot paradis. Le paradis du sens. Le source même de "lire aux éclats"."