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Dans la peau de tous
Publié le 30 août 2008 par JlkAprès la Pastorale américaine et J'ai épousé un communiste, La tache conclut en beauté le triptyque de Philip Roth, au sommet de son art.
La littérature nord-américaine de la première moitié du XXe siècle, comme l'entre-deux-guerres français courant de Proust à Céline et de Bernanos à Aragon, a été dominée par de très grands écrivains au rayonnement universel, tels William Faulkner et Ernest Hemingway, Thomas Wolfe ou John Dos Passos, entre autres, qui n'ont guère d'équivalents aujourd'hui, si l'on excepte, surclassant quelques auteurs également remarquables du genre de John Updike, Norman Mailer ou Gore Vidal, un Saul Bellow ou un Philip Roth.
L'évolution de celui-ci est particulièrement intéressante, contrairement à celle de tant d'auteurs grisés puis défaits par le succès. Si la gloire a souri à l'auteur dès ses jeunes années, et notamment avec Portnoy et son complexe, essorant positivement le thème de la sexualité en milieu juif conventionnel, l'écrivain n'a cessé ensuite de varier et d'enrichir une oeuvre étudiant à la fois les déboires de l'individu (où la guerre des sexes tient une bonne part) et les séismes psychologiques et sociaux vécus par la collectivité dès les années cinquante.
Après une série d'ouvrages qui suffiraient à établir une réputation d'auteur majeur (de L'écrivain des ombres à Opération Shylock en passant par La contrevie), Philip Roth a signé, avec Patrimoine, un bouleversant hommage à son père, ce petit artisan juif de Newark qui, en sa qualité de poète oral en phase avec tout un monde industrieux et pittoresque, lui a légué la vocation de héraut d'une communauté humaine balzacienne.
Un grand dessein
Or celle-ci ne se borne pas, dans l'oeuvre de Philip Roth, à une famille ethnique ou religieuse quelconque. Parfois classé «auteur juif», ce qui semble aussi réducteur que de classer Faulkner «auteur blanc» ou Flannery O'Connor «romancière catholique», Philip Roth semble avoir repris, avec le projet de sa Trilogie américaine, le flambeau de grands bardes tels Thomas Wolfe, dont il a réinvesti le souffle athlétique à sa façon, ou de ces impressionnants «sociologues» du roman américain que furent Theodore Dreiser, au début du XXe siècle, et John Dos Passos.
A cet égard, la lecture de Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, fut un véritable choc, tant le registre du romancier s'ouvrait soudain aux dimensions de l'histoire américaine contemporaine, des grisantes années cinquante aux lendemains qui déchantent du terrorisme incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie.
Après ce formidable roman, à la fois généreux et tragique, qu'on pourrait dire du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme à laquelle fait hélas penser le «revival» actuel du puritanisme et de la censure d'Etat. Or ce qui caractérisait, aussi, ces deux vastes romans «conduits» par le double romanesque de l'auteur, alias Nathan Zuckerman, c'est le va-et-vient à vigoureuses enjambées, à travers les années, et le regard porté, en perspective cavalière, sur l'évolution de la société américaine réfractée dans les milieux les plus divers, les familles, les couples et les coeurs.
La souillure humaine
Au moment où le misérable président Bush bis voudrait faire croire au monde que le Bien, la Liberté, la Vérité sont incarnés par les Etats-Unis, un romancier solitaire, mauvais coucheur, mais admirable connaisseur des ressorts du comportement humain, a entrepris avec La tache (en anglais The human Stain, qu'on pourrait traduire par la souillure humaine), troisième volet de sa Trilogie américaine, de traiter ce thème aujourd'hui central de l'indignation vertueuse et de la fausse pureté.
Comme Saul Bellow, dans le mémorable Ravelstein, raconte les démêlés d'un grand humaniste d'aujourd'hui (Allan Bloom, pour mémoire) en prise avec le «politiquement correct», Nathan Zuckerman se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université triplement «indigne» puisqu'il a osé bouleverser le petit confort des mandarins locaux encaqués dans leur paresse avant de critiquer ouvertement deux étudiants fumistes (mais Noirs, ce qu'il ignorait, ne les ayant jamais vus aux cours) et de s'amouracher d'une femme de ménage nettement plus craquante que les professoresses du campus, dont le vécu tragique (son mari est un ancien du Vietnam devenu fou furieux) rejoint celui de toute une société de floués.
Comme les deux premiers ouvrages de la trilogie, La tache s'articule autour du «trou noir» d'un secret, qui oriente l'ensemble de la «lecture» faite par Philip Roth de notre société et de notre condition. A ceux qui rejettent la monstruosité sur les autres, aux «purs», dont nous sommes tous plus ou moins en certaines circonstances, à tous ceux qui n'en finissent pas de régler la question du mal en désignant le bouc émissaire de passage, le romancier tend un miroir humain, trop humain...
Philip Roth. La tache. Traduit de l'anglais (remarquablement) par Josée Kamoun. Gallimard, Collection Du Monde entier, 441 pp.