<<Poésie d'un jour
« un temps de novembre la terre gorgée
fait sous les pas un bruit d’éponge »
ph. Angèle Paoli
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POUSSIÈRE ON VA DIRE POUSSIÈRE
temps cassé
morceaux de temps : des fragments, des grumeaux,
des îles flottantes
et nous autres (nosotros)dans la soupe, galériens
et futures alvéoles : bulles, yeux du bouillon
nageant noyés
nageurs aveugles, dedans il y a
des crawleurs crooners, des brasseurs, des papillons
et ceux qui font la planche
oui : faire la planche dans le cours du temps
serait le mieux : seuls
-c’était l’invention de l’atomisme-
poussière dans un rayon comme
le raconte Lucrèce, agitation perpétuelle
qui s’évade de la durée, se suspend hors d’elle
pour former une maison
pas une boîte étanche mais un agrégat de dispersions plutôt :
s’en aller s’en aller dedans couché sur la terre
dans l’herbe humide toutes les gouttes de rosée
et de pluie pareillement tandis qu’à quelques pas
un mulot s’évertue à raboter des noix
petit artisan, il est caché, je lui en procure
qui est-il ?
chaque être ici dans le roulé, la pluie
chaque existence sous la pluiele jour se lève le feu prend
trilles d’oiseaux partout sous les arbres
prolétaires d’harmonie, petites Parques
peu de lumière il fait en mai
un temps de novembre la terre gorgée
fait sous les pas un bruit d’éponge
arcatures des spirées bambous qu’on frôle
receleurs d’eau pas une once de vent
tout le souffle a été confié à la pluie
à la respiration de la terre sous la pluie
tout est vert envahi, puisé au ciel
un temps d’argent, d’argenture sous les feuilles
chaque être là-dedans rivé à ses appareils
étudiant, écoutant, scrutant, « aux aguets »
rivé au temps, tout le temps qu’il y passe
comment s’évader d’une évasion ?
-tout y est, l’illimité, le singulier, l’occasion
toutes les occasions d’être, les singuliers saisis
dans l’illimité, les puissances, elles y sont
ce sont les plis dans des robes
de petits papiers-brandons attachés aux arbres
puis détachés, qui volent
chaque être, parce qu’il n’a rien voulu,
est un vœu en roue libre, qui s’en va
est-ce une courbe, une corde, un tissu de mailles fines
très fines, je ne sais pas
ça tient
ça se tient suspendu
l’impensable est configuré
la moindre poussière
le confirme
ce qui est, nous le prenons avec des cuillers
des tamis ou des filtres
jusqu’à ce que ça se sépare de nous
et s’en aille loin d’ici dans le continué
Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Éditions du Seuil 2024, p.57, 58.