Etel Adnan / Le dernier été / Éphéméride culturelle à rebours / Jean Frémon

Publié le 14 novembre 2024 par Angèle Paoli

                                                       Éphéméride culturelle à rebours

       14 novembre 2021/Mort d’Etel Adnan

Née à Beyrouth le 24 février 1925,
=>  Etel Adnan est décédée à Paris le 14 novembre 2021.

Le dernier été  …Témoignage de Jean Frémon (Extrait)

« C’est encore une histoire d’amour. La dernière, mais qui fut aussi la première. Comme si, au soir d’une vie elles se rejoignaient. L’amour d’Etel Adnan pour la mer.  " La mer révélation permanente, révélation d’elle-même à elle-même. Il n’y a pas à comprendre mais à pénétrer, à se résoudre à l’ignorance, à voir à travers l’ignorance même. "
       C’est une longue histoire qui a commencé au Liban.
      Le premier livre qu’Etel Adnan écrit, elle avait vingt-trois ans, s’intitulait Le livre de la mer, c’était un long poème qui célébrait les amours du soleil et de la mer. Une sorte d’érotisme cosmique, dit-elle. Le texte qu’on a longtemps cru perdu a été retrouvé et figure dans l’anthologie préparée par Yves Michaud pour la collection Poésie chez Gallimard. Mais déjà, avant cela, alors qu’Etel Adnan était encore dans l’enfance, la mer était constamment présente. Simone Fattal le rappelle dans La Peinture comme énergie pure : à Beyrouth on pouvait voir la mer de partout, sur le trajet de la maison à l’école, toutes les rues descendaient à la mer. Etel Adnan raconte qu’enfant elle aimait aller seule à la plage pour se baigner, ce qui était très rare pour une petite fille de Beyrouth dans les années trente. Sa mère était originaire d’Izmir, cette ville passait, dans l’imaginaire de l’enfant, pour un paradis : aussi quand elle partait à la plage disait-elle à sa mère : "Je vais à Smyrne. "
     Puis ce fut le Pacifique. En 1955, après quelques années d’études à la Sorbonne, elle s’installe à San Francisco pour étudier à Berkeley. C’est là qu’apparait son deuxième amour : une montagne. Le Mont Tamalpaïs, la montagne sacrée des Indiens, qui s’élève au nord du Golden Gate Bridge, devint comme une présence fétiche dans la peinture d’Etel Adnan. " Le Mont Tamalpaïs est un miracle, celui de la matière même : chose singulière, pyramide de notre identité. Nous sommes, de par sa stabilité et son changement. Notre moi est constitué par la série des devenirs de la montagne, notre paix réside dans son obstination à être. " Et cette montagne est en relation directe avec l’océan, plus majestueux encore d’être vu de si haut.

       Puis il y eut Skopelos, dans l’archipel des Sporades, choisie par Etel dans l’espoir d’y entendre à nouveau le timbre de la voix de sa mère. Skopelos, Sausalito, où Etel et Simone vécurent longtemps, des îles, des mers et des montagnes…
Et finalement Erquy.

    Durant l’été 2021, je visitais Etel et Simone à Erquy. Le dernier livre d’Etel, Shifting the silence, venait d’arriver, elle m’en dédicaça un exemplaire. C’est une succession de courts paragraphes en prose où des relations factuelles du type journal intime se transforment subtilement en une pure méditation philosophique toujours exempte de grandiloquence. Etel Adnan y évoque un hiver à Erquy. "L’océan poursuit son activité favorite : monter, descendre, remonter… " Seule dans l’appartement, elle se contente de regarder. " Je ne bougerai pas ", dit-elle. Face à la mer, cette créature qui résume la sagesse et la folie. "Qu’est-ce qu’une vie ? " se demande-t-elle, un scintillement ? "L’eau par l’eau reflétée, le désir par le désir brûlé, étirent la peau du temps vers d’imprévisibles extrémités. "

Erquy, à Noël, est une bourgade paisible, tout ou presque y est fermé. " Pas de fioritures pour célébrer ce qui était autrefois la naissance d’un bébé Dieu. " Etel Adnan aime ce petit port parce que, dit-elle, il n’est pas lié à son passé. C’est ça qui est reposant. Regarder devant soi, s’apaiser grâce à la mer, complice idéale. " Hier je me suis endormie avec la mer. J’ai compris qu’elle et moi étions de même structure. Elle se nourrit des tiraillements de l’univers, comme à la maison nous vivions de la beauté de ma mère. " Elle songe à la Grèce, à la langue maternelle. " Le chatoiement de la mer est un langage. " Devant la mer, défile le film de sa vie. Le sentiment du grand âge est là. " Vais-je mourir sans retourner à Delphes, à Athènes (à Beyrouth, aux Headlands, au bord du Pacifique ? " " Trop de passé, trop peu d’avenir mais, attendez une minute, nous avons toujours vécu au jour le jour, alors où est la différence ? "

L’été 2021 est le dernier été qu’Etel Adnan passa dans son appartement d’Erquy. Elle y fit, presque chaque jour, un leporello ou un tableau. De simples vues de ce qu’elle avait sous les yeux, de son salon, de son balcon.

Erquy est une petite station balnéaire nichée au fond d’une anse des Côtes-d’Armor, proche de Lamballe et de Saint-Malo. Elle est réputée pour ses maisons de pêcheurs en grès rose provenant d’une carrière voisine et pour son port de pêche spécialisé dans les coquilles Saint-Jacques.
     L’appartement qu’Etel Adnan et Simone Fattal ont acquis il y a quelque années donne directement sur la promenade du bord de mer, au centre de l’anse bordée à gauche par un cap rocheux qui enserre la plage et à droite par le port de pêche. La plage de sable fin dessine une ample courbe, elle est orientée plein ouest. Le spectacle du coucher de soleil y est somptueux…»

Jean Frémon, « Le dernier été » in Probité de l’image, L’Atelier contemporain. ESSAIS SUR L'ART, François-Marie Deyrolle éditeur, 2024, pp. 215, 216, 217.

  ETEL  ADNAN

   © Getty / Catherine Panchout / Sygma

Etel Adnan, "3", « Printemps que les fleurs possèdent »
in Le Cycle des tilleuls, Poésie, Al Manar, 2012,

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