L’innocence perdue

Publié le 31 août 2008 par Jlk

Retour sur Pastorale américaine, de Philip Roth.
C’est le roman d’un Américain modèle, sûr d’être un type bien, qui se fait cracher à la gueule et démolir par sa propre fille. C’est le roman des incendiaires des années 60 déboulant dans le salon bourgeois de Monsieur Bonhomme. C’est le roman du terrorisme exacerbé par l’idéologie. C’est le roman du traumatisme provoqué par le guerre du Vietnam. C’est le roman d’une rupture de filiation. C’est le roman d’une cassure profonde qui n’a pas affecté, cela va sans dire, la seule société américaine, mais dont les effets s’observent partout, aujourd’hui encore. C’est tout cela que Pastorale américaine, premier volet d’une trilogie aujourd’hui achevée.
Pastorale américaine est intéressant comme le sont les romans de Balzac. C’est d’ailleurs un roman balzacien. A l’ère post-post-moderne, cela pourrait faire un peu vieux jeu. Mais on continuera de lire Pastorale américaine bien après qu’on aura oublié le post-post-post-modernisme.
Intéressant, ce roman l’est à la fois par sa matière et par les points de vue qui modulent l’observation de celle-ci. La densité psychologique et sociale (je dirai même anthropologique pour faire plus sérieux) suffirait à en faire un roman passionnant sur une époque, mais la forme du récit et la position du narrateur aboutissent à ce qui me semble réellement un grand roman, transparent au premier regard (avec l’élan épique d’un Thomas Wolfe et la clarté d’un Hemingway) et développant en sourdine un un thème, fondamental pour le romancier, qui touche à l’énigme constituée par chaque individu et au moyen de surmonter ( ?) le malentendu de toute relation ou de tout jugement univoque.
Les grands romans ne courent pas les rues en cette fin de siècle, dont on puisse dire qu’ils cristallisent l’esprit d’une époque, comme il en fut des Illusions perdues de Balzac ou des Démons de Dostoïevski. Comme Balzac, Philip Roth ressaisit pourtant la matière sociale et psychologique de quatre décennies, aux States d’après-guerre, par le truchement d’un observateur d’une porosité sans limite.
A partir d’un microcosme (une famille d’artisans industriels gantiers de la banlieue de Newark) et d’un personnage à dégaine de héros de stade (le champion de lycée par excellence, splendide athlète blond surnommé le Suédois alors qu’il est juif, qui défie son père en épousant une catholique d’origine irlandaise), le romancier fait le portrait vivant, après la reddition du Japon, « l’un des plus grands moments d’ivresse collective » de son histoire, dont l’ « océan de détails » roule ses vagues puissantes et chatoyantes dans la première partie du livre, intitulée Le Paradis de la mémoire.
Or la mémoire ne travaille pas, dans Pastorale américaine, qui se poursuit en trois temps avec La chute et Le paradis perdu, de façon linéaire ou monophonique. D’entrée de jeu, nous savons que le narrateur (l’écrivain Zuckerman bien connu des lecteurs de Roth, la soixantaine et se remettant d’un cancer – comme l’écrivain) se trompe en ce qui concerne le Suédois, idole de sa jeunesse qu’il retrouve en 1995 et qui lui montre la façade la plus rutilante alors qu’il est mourant et porte en lui le secret d’une défaite.
L’histoire de ce secret, constituant la trame du roman, devient alors, par delà la mort du « héros », le fait du romancier, dont la réalité imaginée revivifie la partie supposée « réaliste » du tableau d’époque. Ainsi, à la première image du parfait Américain figurant « l’incarnation de la platitude », se substitue celle d0un homme beaucoup plus complexe et attachant, type du bâtisseur de bonne foi formé à la longue et difficile discipline du métier de son père (lequel métier nous vaut un véritable « reportage » balzacien sur les gantiers de Newark, dont la déconfiture adviendra lors des cataclysmes sociaux de Newark) et dont les affaires prospères ne font que matérialiser son loyalisme tous azimuts.
Face à cette Amérique positive, la révolte de Merry, fille adorée du Suédois, relève du mystère dostoïevskien ou de ce que René Girard appelle la « médiation interne », et c’est alors que Pastorale américaine s’enrichit d’une composante réellement tragique puisque la « pureté » de la jeune fille va conduire successivement à l’attentat politique et à son autodestruction « mystique ».
« Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a déjà pénétré dans le cœur de son père ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? », peut-on lire en exergue à L’Ange exilé de Thomas Wolfe, grand roman du rêve américain de la première moitié du XXe siècle dont le Suédois paraît sortir avant que de perdre son innocence, sans pénétrer le cœur de son propre enfant, dans ce roman des illusions perdues que constitue Pastorale américaine.
Philip Roth. Pastorale américaine. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, coll. Du monde entier, 1999. 433p. Disponible en poche Folio.