Une vie :June (deux lettres et un télégramme)

Publié le 31 août 2008 par Sophielucide

June avait toujours considéré l’amour comme une aliénation hasardeuse et mortifère. Elle avait grandi avec ses quatre frères dans la lande anglaise, imprimant définitivement son caractère d’une touche sauvage contre laquelle elle continuerait de lutter vaillamment. Ses parents, derniers rentiers de leur lignée, cultivaient avec ostentation une passion amoureuse s’exprimant par des scènes parfois violentes, suivies de retrouvailles bruyantes entrecoupées de rires tonitruants qui avaient laissé la petite fille perplexe et décidée à ne pas suivre ce chemin chaotique. June jugeait ses parents aussi durement qu’elle méprisait ses frères : « des animaux », murmurait-elle dans son lit avant de plaquer son oreiller sur elle.

L’adolescente qu’elle devint estima sa beauté encombrante. D’ abord parce qu’elle la forçait à reconnaître les traits de sa mère sur son propre visage, mais surtout pour le dérangement qu’elle occasionnait. Elle décida de couper ses cheveux pour freiner les ardeurs pitoyables des garçons qu’elle croisait. Ce qui eut l’effet inverse de ce qu’elle recherchait. A cette époque, les jeunes filles portaient des jupes courtes et exploraient de nouveaux styles. La plupart se rebellaient contre l’esprit étriqué de leurs parents toujours traumatisés par une guerre qu’ils tentaient d’oublier dans le silence et le labeur. Mais June, elle, se perdait dans la trop grande liberté accordée par ses artistes de parents. Sa mère peignait des aquarelles pastelles ne correspondant en rien à son caractère fantasque. Son père, quant à lui, coureur de jupons patenté, éditait des poètes allusifs exaltant une forme de débauche qu’ils appelaient luxure, à renfort d’alcool ou drogues moins licites. Tout ceci répugnait tellement à la jeune fille délicate qu’elle décida de choisir seule son éducation. Après des semaines de recherche, elle trouva enfin, dans un pensionnat de jeunes filles situé en Suisse, l’établissement qui conviendrait au parcours qu’elle se fixait. Elle mit ses parents devant le fait accompli. Ils signèrent les documents sans broncher, échangeant simplement des regards d’incompréhension devant la décision bourgeoise de leur propre fille.

Pendant ces sept années d’études en Suisse, June ne revint pas une seule fois dans son pays natal. Elle recevait à l’occasion des cartes postales de ses parents mais n’y répondait jamais. Elle s’était liée dès le premier trimestre de son arrivée à Gisèle, une Suissesse de son âge, au physique contrastant avec le sien : aussi brune que June était blonde, le regard noisette aux éclats dorés, plutôt petite et presque rondelette, elle compensait son physique ingrat par un humour ravageur qui plut tout de suite à June. A son contact, son caractère ombrageux se polit doucement, elle accepta même de passer les vacances chez son amie. Le père, riche banquier à la bedaine rassurante et la mère, gentille mère de famille, représentaient aux yeux de June un modèle de parents dont elle s’inspira largement pour dessiner son propre parcours.
A la fin de leurs études, June et Gisèle furent recrutées au sein même de l’institut qui venait de leur délivrer leur diplôme d’agrégées. Dès leur première année de fonction, elles rencontrèrent un jeune homme timoré qui, trop impressionné par la beauté de June se reporta sur la gentillesse de Gisèle et finit par la demander en mariage. La veille des noces, June, choisie pour témoin, reçut une étrange lettre de son amie.
« Ma chère June,
A l’heure où tu liras cette lettre, je serai dans un train pour Marseille où je m’embarquerai pour rejoindre Alger. Après une nuit blanche à passer à réfléchir à ce destin tout tracé, je dois bien admettre qu’il ne me convient pas. J’ai réfléchi et j’ai prié. Je sais que tu n’as jamais cru en l’existence de Dieu, moi si. Je ne t’en ai jamais parlé, c’était en somme mon secret. Je sais que tu te serais moquée, aurais cherché à rationnaliser, comme toujours ! Mais mon amour pour Dieu est tel que l’idée même d’envisager une autre union me semble une trahison. Ma chérie, je t’en supplie, ne m’en veux pas. J’ai souvent cherché à te parler de ma foi, sans jamais y parvenir. La Passion est un mystère qui m’habite toute entière ; je ne peux l’exprimer aussi clairement que je le souhaiterais. C’est pourquoi j’ai décidé de partir à Sa rencontre dans un couvent d’Alger où je passerai les trois premières années de mon noviciat. J’ai honte de n’avoir pas trouvé le courage de soutenir ton regard, mais j’ai toujours été tellement impressionnée par toi, ma chère June ! J’avais beau me cacher derrière un humour exagéré, j’étais pénétrée du mystère, comment te l’expliquer ? Je vais passer les prochaines années à prier pour me faire pardonner, par toi et tous ceux que j’aurai chagriné. Je m’en veux beaucoup, tu sais. Je n’ai pas la force d’écrire à Achille les raisons que je viens d’évoquer. Je te demande comme un dernier service de t’en charger. Il sera sûrement triste de ce retournement de situation, tu lui expliqueras bien qu’il n’est pour rien dans tout cela. Mais que bien avant lui, j’aime Jésus. Tu ne manqueras pas de sourire en lisant ces lignes, June chérie, je n’ai jamais eu ton talent pour m’exprimer…Je t’embrasse avec tendresse, mon amie et te promets de t’écrire régulièrement. Je prierai pour toi et Achille
Ta chère amie
Gisèle »
D’abord éberluée, June crut à une nouvelle blague de son espiègle d’amie. Elle finit par lâcher un rire sarcastique quand elle comprit la duplicité de celle qu’elle avait considérée jusqu’ici comme sa seule alliée. Puis, s’armant de courage, elle se rendit au domicile d’Achille qu’elle informa sans ambages de la décision immature de Gisèle. Peu à peu, les deux se rapprochèrent et de consolation en confidences, ils finirent par se marier l’année suivante. June ne répondit jamais à Gisèle et ne l’informa pas davantage de son mariage. Si la jeune femme avait porté son choix sur Achille, c’est qu’il répondait à ses attentes et partageait, outre son métier, la même exigence constante de mener une vie paisible et harmonieuse. Elle jugeait inutile de perdre son temps à chercher le futur père de sa progéniture alors qu’elle disposait de ce professeur agrégé, dont elle ne connaissait aucun défaut sérieux si on exceptait son goût pour les collections en tous genres.

Les années passèrent, heureuses, jalonnées par la naissance de quatre filles. June fut soulagée de constater qu’elle était dépourvue de ce que d’aucuns nomment l’instinct maternel. Elle éduqua ses filles sans passion, en leur inculquant les valeurs essentielles dont elle se nourrissait depuis son arrivée dans ce merveilleux pays qu’est la Suisse. Elle n’informa ses parents ni de son mariage, ni de la naissance de ses filles, fière d’avoir pu couper les ponts à temps. Achille était orphelin depuis longtemps lorsqu’elle l’avait connu et son état civil avait pesé dans sa décision de s’unir à cet homme sans passé.

Lorsque de temps à autre, June sentait monter en elle un début d’angoisse, de vide inexplicable, elle se cherchait immédiatement une nouvelle occupation. Après avoir chiné chacun des meubles de sa grande maison, elle se consacra au jardinage. Elle commença par cultiver des fleurs, puis, plus aguerrie étudia la botanique et planta un jardin potager. De fil en aiguille, elle passa par la cuisine, avec une prédilection pour la gastronomie française et alla jusqu’à installer un petit atelier de menuiserie dans le garage. Lorsqu’elle prit conscience de l’effet néfaste de l’âge et des petits plats concoctés, elle s’acheta une bicyclette et se mit au jogging. Elle passait ses soirées entre la calligraphie et la broderie anglaise pendant que son mari lui faisait la lecture. Le soir, au coucher, elle ne manquait jamais d’établir la liste des activités menées dans la journée ainsi que celles prévues pour le lendemain. June ne supportait ni le laxisme, ni les temps morts. Il lui arrivait maintenant de reprocher à son mari ses longues rêveries dans la méridienne du jardin d’hiver. Comment pouvait-il perdre son temps ainsi ? Cela la dépassait. Achille, subjugué par ce dynamisme qui ne faisait que s’amplifier, alors qu’il espérait secrètement que sa femme se poserait de temps à autres à ses côtés, restait coi.

Le jour où June devint grand’mère pour la première fois, à l’âge de cinquante cinq ans, sa vie bascula sans préavis, sur un simple regard.
Sa fille ainée s’était entichée d’un italien, étudiant en musicologie. Elle avait, contre l’avis de ses parents, emménagé avec lui, refusant d’aborder le chapitre du mariage et s’était retrouvée enceinte, quelques mois plus tard. June avait été tentée un moment de suivre son habitude en coupant les liens définitivement mais elle fut la première étonnée de se sentir concernée par cette naissance. Elle se rendit à la maternité, curieuse de connaître son petit fils, qu’ils avaient décidé d’appeler Angelo, comme le grand-père paternel, journaliste sportif de son état. C’est à peu près tout ce qu’elle savait de cette famille quand elle se présenta à la clinique ce jour-là, le cinq septembre, le jour où June, pour la première fois de sa vie tomba amoureuse.

Dès son entrée dans la chambre surchauffée de la maternité, June s’était sentie mal à l’aise. Au chevet de sa fille berçant le nouveau-né, était assis un homme qui la dévisagea, un sourire ironique sur les lèvres. Un stetson sur la tête, les cheveux poivre et sel bien trop longs, l’homme trop sûr de son charme, gardait en permanence ce sourire idiot sur son visage buriné. June se mit à rougir, ce qui ne lui arrivait jamais, et nourrit immédiatement une haine infondée pour ce play-boy qui s’avéra être le grand ‘père du nourrisson. Il finit par se lever pour lui céder sa place, non sans avoir au préalable roulé une cigarette sans la quitter de son regard émeraude. June feignait de l’ignorer mais elle ne cessait de le regarder en coin, le feu aux joues, les mains humides, les jambes flageolantes et le regard fuyant. N’ayant jamais connu de tels symptômes elle se dit que les premiers signes de la ménopause se faisaient connaître, ce qui d’ailleurs non seulement ne l’avait jamais effrayée, mais était attendue comme une libération, un détachement définitif à une féminité qui n’avait fait que l’entraver. Elle ne s’attarda pas auprès de sa fille et trouva une excuse pour écourter sa visite. A l’entrée du parking, un sourire lui échappa lorsqu’elle aperçut Angelo, premier du nom, les bras et jambes croisés, adossé à un cabriolet. La parfaite panoplie du dom juan sur la fin, pensa-t-elle. Une heure plus tard, elle se trouvait en sa compagnie dans un bar, elle qui n’y mettait jamais les pieds… Tout simplement parce qu’il était impossible de dire non à ce fougueux italien plein de charme. Elle n’en revenait pas elle-même mais elle dut bien convenir de l’effet incompréhensible que cet homme avait sur elle.

Elle passa une nuit agitée, ne cessant de changer de position dans le lit conjugal, importunée pour la première fois par les ronflements de son mari qui, comme de bien entendu n’avait vu aucun changement dans l’attitude nerveuse de sa femme ce soir-là. Même lorsqu’elle avait cassé une charmante soupière en fine porcelaine, il n’avait soupçonné qu’une émotion bien légitime en regard de son nouveau statut de grand’mère.

Le lendemain, June garda la chambre et passa son temps à se détailler dans le miroir avec la plus grande sévérité. Elle finit par sourire fièrement. Non, décidément, rien ne laissait présager que cette belle femme épanouie fut grand-mère. Son corps avait gardé toute sa tonicité ; si sa taille s’était légèrement épaissie, elle s’accordait plutôt bien à ses épaules rondes, son petit ventre musclé et ses longues jambes fuselées. Elle déplorait cependant les interminables séances de jardinage qui avait creusé son visage hâlé hiver comme été. Et ses cheveux nécessitaient une bonne coupe, précédée de soins réparateurs, aucun doute là-dessus ! June se dirigea alors vers la veille armoire normande, premier meuble chiné après des semaines de recherches auprès des antiquaires du canton. Elle admit que ses vêtements, à l’odeur de naphtaline étaient tous vieillots, démodés, et ternes. Il devenait urgent de renouveler sa garde-robe. Elle enfila un jean et un pull, déjeuna rapidement et partit aussitôt ; « moi, faire du shopping », sourit-elle en démarrant la vieille Buick. Mais elle rationalisa encore ; tôt ou tard, elle serait allée chez le coiffeur et aurait commandé de nouveaux vêtements, rien d’alarmant dans sa conduite, pour l’instant….

Elle rencontra Angelo, à sa sortie du salon de coiffure. On lui avait proposé une manucure, qu’elle avait accepté naturellement ainsi qu’un maquillage léger. Ses cheveux tombaient juste sur sa nuque ; cette longueur mettait en valeur son beau visage de femme heureuse. D’ailleurs elle avait immédiatement remarqué l’effet produit sur Angelo. Une fois de plus, il l’emmena dans un bar où ils burent un vin blanc pétillant. Il lui résuma brièvement sa vie : veuf depuis un an, journaliste, et jeune grand père, il aimait plus que tout l’opéra et les courses de chevaux. Elle remarqua encore, à quel point elle perdait toute notion du temps à ses côtés, comment elle se sentait bien en sa compagnie, comme l’amour avait su s’installer le plus naturellement du monde. Il fallait bien qu’elle l’admette enfin. La nuit était tombée sans qu’elle n’ait songé une seule seconde à prévenir son mari de son retard. Elle était seule avec Angelo qui la couvait des yeux, et c’était parfait ainsi. Lorsqu’il avança une main sur la table, elle répondit à l’appel sans crainte et lui confia la sienne. Ils quittèrent sans un mot le restaurant et se dirigèrent vers un hôtel de la grand’ place. Une pluie fine se mit à tomber qui vit se resserrer le beau couple qu’ils formaient tous les deux. Il lui posa même son chapeau sur la tête et ils en rirent ensemble. June s’aperçut à cet instant qu’elle vivait le plus beau moment de sa vie. Son corps se lovait déjà contre son futur amant dans un bel abandon, son cœur palpitait, il demandait son dû avec avidité, et elle n’avait qu’une hâte, celle d’obéir enfin à cet instinct nouveau.

Au petit jour, c’est Angelo qui avait quitté la chambre le premier pour se rendre au journal. June s’était prélassée dans le lit froissé, toute à sa découverte de l’amour physique. C’était donc ça ! Les trente années passées aux côtés du seul amant connu, Achille, son mari, n’avaient jamais promis autre chose qu’un étonnant miracle se suffisant à lui-même : la conception de leurs enfants. L’acte d’amour, tel qu’elle le concevait alors n’entendait pas de caresses ridicules, de mots passionnés ou de violence subite. Faire l’amour avec Achille tenait du même rituel que préparer le thé. Dans l’harmonie mais sans passion. D’où venait donc cette déferlante inconnue et les orgasmes successifs qui l’avaient conduite à des gestes qu’elle semblait pourtant connaître depuis toujours ?

Lorsque June rentra à la maison, juste avant midi, elle était encore bouleversée par le plaisir reçu. Elle ne songea même pas à inventer un alibi à son absence de la nuit. Aussi fut-elle surprise de découvrir son mari, hors de lui, les yeux creusés par une nuit blanche, mais soulagé de la savoir vivante. Elle l’éconduit prestement, prétexta une migraine et rejoignit sa chambre. Elle compulsa avec angoisse l’annuaire et essaya de joindre son amant à son journal où on lui indiqua un numéro où le joindre. Elle appela plus d’une dizaine de fois durant la journée, laissant des messages de plus en plus agressifs concernant ce silence incompréhensible. Mais il ne rappela pas. Elle se décida alors à contacter sa fille pour qu’elle la renseigne sur son beau-père. A la fin de la conversation, elle connaissait son adresse ainsi que les bars et restaurants où il avait ses habitudes. Elle partit à la tombée de la nuit, sans un mot pour son mari, tristement prostré dans un fauteuil du salon devant sa dernière acquisition, un spécimen rare de coléoptère indonésien.

June ne trouva Angelo ni à son domicile, ni dans les lieux qu’il fréquentait, pas même dans ce bar où ils avaient par deux fois pris un verre. Au volant de sa voiture, elle se sentit défaillir. Elle se gara devant l’immeuble de son amant, éteignit le contact et attendit son retour. Elle passa par tous les stades de sentiments qu’elle découvrait au fur et à mesure : d’abord l’incompréhension totale de son attitude on ne peut plus déraisonnable, l’étonnement devant un tel mystère, la colère et la révolte de se sentir niée dans ce don généreux, la tristesse liée à la culpabilité d’avoir failli si facilement, la jalousie même face à une imagination qui s’emballait subitement pour lui faire entrevoir des tableaux navrants peignant la concupiscence de son amant. Mais l’apparente fragilité de l’amour qui se découvre prenait le dessus sur tout le reste et semblait renforcer son ardeur. Devant les contradictions successives de cette passion récente, June découvrait également l’étendue d’une docilité ignorée faite d’abnégation et de patience. Elle était donc capable de cela aussi ? Epuisée, elle finit par s’endormir les mains posées sur le volant. Au petit jour, elle fut réveillée par les clapotis de la pluie sur le pare-brise. En faisant fonctionner les essuie-glaces, elle vit un papier s’envoler. Elle alla ramasser l’enveloppe molle qui contenait une lettre qu’elle réussit à déchiffrer, malgré les larmes qui brouillaient sa lecture.

“June,
Je ne t’ai rien caché de ma vie ; je suis seul et entends le rester. Tes messages autoritaires m’ont fait fuir hier. Vois-tu, je n’oublierai jamais le regard de ma femme sur son lit de mort. Empli de mépris à mon encontre. Je l’ai fait souffrir sans m’en rendre compte vraiment. Sans me faire le moindre reproche, elle a tout de même réussi à me pourrir la vie. Je refais à peine surface, me découvre grand-père et fais ta connaissance. Tout cela va trop vite, je ne suis pas prêt et ne le serai jamais. Tu n’es pas responsable de cela, excuse-moi sincèrement si je t’ai entraînée sur un chemin hasardeux. Je pars dès demain pour l’Argentine, suivre la coupe du monde de football qui va s’y tenir. C’est ça ma vie, les voyages, les rencontres, le plaisir qui s’invite au hasard et la solitude aussi. Je te remercie pour cette nuit passée dans tes bras, je ne l’oublierai pas mais je n’ai rien à t’offrir ; tu ne manquerais pas de haïr ce que je suis si tu me connaissais vraiment ; adieu June
Angelo »

June lut et relut la lettre qu’elle jugea mal rédigée. Lui, un journaliste ? Elle froissa la lettre dans un geste rageur, ouvrit sa vitre pour jeter la boule obtenue dans une flaque et se mit à pleurer comme la petite fille qu’elle était toujours, victime de la folie des autres, impuissante face à la violence de ses propres sentiments. Elle mit le contact, mais se reprit aussitôt, ouvrit la portière pour recueillir le reliquat qu’elle déplia soigneusement pour le presser contre ses lèvres. Non cela ne se pouvait pas ! C’était juste inadmissible ! Elle décida d’attendre encore son amant. Elle l’attendrait le restant de sa vie s’il le fallait mais elle ne pouvait plus maintenant faire marche arrière. Il n’avait qu’à pas lui faire goûter ce fruit délectable qu’elle ne soupçonnait point.

C’est sans doute cette journée passée seule dans sa voiture à attendre l’arrivée improbable d’un amant survolant déjà le ciel triste de Genève, qui lui fit perdre la raison. Définitivement.

Lorsqu’elle rejoignit enfin son domicile, vingt-quatre heures après son départ, elle fut accueillie par son mari en larmes qui lui tendit un télégramme. Ses parents venaient de succomber à un accident de la route. Le drame s’était produit la veille, le jour de la disparition de June et il y voyait une explication irrationnelle peut-être mais rassurante. June prit le vol du soir pour rejoindre son pays natal tout juste quarante ans après son départ. Sa famille fut surprise d’accueillir une femme en larmes, proche du désespoir alors qu’elle n’avait donné aucun signe de vie depuis tout ce temps.
Elle investit la maison familiale abandonnée des siens depuis des années. Ses frères lui racontèrent brièvement que les parents s’étaient installés depuis près de vingt ans dans la capitale et qu’ils ne revenaient que rarement dans leur maison de campagne, jugée trop éloignée, lugubre même. Ils s’y rendaient pourtant ce jour fatidique et furent vraisemblablement surpris par un brouillard épais à la tombée de la nuit.

June a retrouvé sa lande qu’elle arpente de jour comme de nuit. Achille lui a écrit, ses filles également. En vain. Lorsqu’ils sont venus en famille dans l’espoir de la récupérer, ils ont eu du mal à reconnaître dans la femme au regard perdu ou affolé, l’épouse ou bien la mère sereine et détachée qu’ils pensaient si bien connaître. « Maman est tellement prévisible » avaient coutume de déplorer ses filles. Quant à Achille, il aimait sa protection faite de contrôle et de grande correction. Il n’a aucun doute sur le retour en ordre de la situation, on ne change pas ainsi, pas comme ça, pas si vite.
Lorsque June ne fait pas corps avec la nature sauvage balayée en permanence par un vent violent, elle feuillette le seul journal auquel elle soit abonnée : un quotidien genevois dont elle ne lit que les pages sportives…Elle aime longer la falaise, s’en approcher dangereusement, sourire et poursuivre son chemin ; on entend parfois son chant porté par le vent.
Elle ne fait que penser à l’amour, jugé exagéré et artificiel, que se portaient ses parents. Elle se demande alors si elle doit leur être redevable pour ce jour où à son tour elle a connu la même passion. Elle ne sait pas s’ils lui ont fait là un immense cadeau ou si une dernière fois, elle fut la victime d’une vengeance posthume. Alors elle erre encore, attendant une réponse divine qu’ils ne manqueront pas de lui envoyer en posant sur sa route l’amant inoubliable dont elle ne peut à présent se passer.

Le mois suivant aura lieu le derby de la reine. On ne sait jamais…