Une quatrième fois.
Le lundi, encore la circulation, les ralentissements sur les autoroutes: la 50, la 15, la 40. Ne pas paniquer pour les 15 minutes de retard.
À la clinique Angus : l’attente.
Ah! l’attente.
Attendre, regarder l’heure, écouter. Attendre d’entendre son nom.
Pour entrer dans la grande salle.
Pour être installée dans le cubicule 13 ou 14, celui des greffé.e.s de la cornée.
Pour être accueillie dans la salle d’opération, ensuite dans la salle de réveil.
Pour moi : retourner dans la salle d’attente, attendre, regarder l’heure pour avoir le droit de revenir après l’opération.
Attendre la venue du médecin, celle de l’infirmière. Attendre l’heure du départ. Encore 4 heures.
Restées calmes. Respirer. Espérer.
Seule. Savoir l’autre seule. Avoir mal de savoir que l’autre a mal.
Attendre la prochaine étape.
Être toute présente dans l’attente. Et seulement là.
Dans chaque après, on est encore en attente.
En fait, peut-être que ce que j’appelle l’attente n’est pas autre chose que vivre. Vivre le moment présent. Sans y prendre plaisir. Juste rester calme. Ne pas laisser venir les pensées négatives. Ne pas laisser venir le chaos, la peur. Pas vraiment subir mais observer la pluie en attendant le soleil. Se voir marcher sur une plage, entendre les vagues douces de la mer. Que la respiration redevienne et reste normale.
Ne pas tout chiffrer. Combien sur 10 le mal? Combien sur 10 c’est difficile? Combien sur 10 la hâte d’être après.
Finalement, partir, rouler lentement dans le noir des rues, guetter les feux rouges, les verts, surveiller le GPS.
À l’hôtel, payer, demander un fauteuil roulant, monter au 6e. Retourner stationner le CRV-Honda-recherché-par-les-voleurs au sous-sol, plus à l’abri.
S’installer, donner des nouvelles, répondre au téléphone, parler tout bas, regarder la télé sans rien retenir. S’endormir tôt.
La nuit, étouffer un peu parce que les fenêtres ne s’ouvrent pas. Avoir chaud. Avoir peur. Réciter des Je vous salue Marie comme mantra. Expirer longuement. S’endormir sans s’en apercevoir.
Le matin, se préparer, aller déjeuner, y prendre plaisir. Se sentir presqu’en vacances, en voyage. Bavarder avec les serveuses. Jaser de Montréal, d’Habitat 67 en face, de notre ancienne vie sur l’île de Montréal.
Attendre que le temps passe, jeter un coup d’œil sur la tablette, jeter un coup d’œil sur nos montres, toutes les demi-heures.
Pour le suivi, à l’hôpital maintenant, comprendre la nouvelle façon de payer le stationnement. À l’intérieur, se mettre en file, donner son nom, attendre dans la grande salle, voir tous ces malades, réaliser, accepter que nous sommes comme eux, malade, tout en espérant redevenir comme avant, comme quand le mois de novembre voulait dire le sud, voulait dire belle retraite, beaux projets.
Écouter les noms et les numéros de la salle. Se forcer à être dans le ici et maintenant.
Voir la technicienne, lire au moins cinq lignes sur le tableau de Snellen. S’en réjouir. Penser que la dernière fois aussi... avant le rejet!
Retourner dans la salle... d’attente. Entendre difficilement son nom, salle 32. Revoir l’ophtalmologiste de la veille, celui qui parle en français. Cinq minutes. « Tout est beau, revenez jeudi ».
Reprendre la 40, la 15, la 50, le trafic, le ralentissement, la longue ligne rouge sur Google maps. Être patiente, combattre la fatigue.
Manger une frite à Lachute. Arriver à la maison. Chercher la chatte. Lui demander si elle va bien. Ne pas se pencher pour la flatter.
Écouter la télé, plus ou moins. À 21 heures se coucher, les gouttes, attendre cinq minutes entre chacune, la coquille.
Le jeudi, recommencer. Deux heures pour aller, trois pour revenir. Attendre, voir, écouter. Quinze minutes : « la greffe est belle, revenez dans deux semaines. »
Dans la nuit, rêver à un glissement de terrain. Devant, le chaos? Tout s’effondre?
Le lendemain, écrire non pour me souvenir, mais pour réunir mes moi, me retrouver, passer par-dessus l’avalanche d’images, le déferlement de pensées. Essayer de réunir mes moi dispersés. Le moi proche aidante, le moi conductrice dans une ville, le moi qui attend. En sommes-nous là? Les mot vieilles et malades s’annoncent, s’incrustent. Ne pas les laisser prendre racine.
Écrire ces trois jours, chaque mot pensé, chaque minute vécue. Comme chaque battement de cœur, chaque inspiration. Et expirer, évacuer, mettre de l’ordre dans nos vies. Se retrouver.
« Or, quand j’écris, quand je suis dans le texte, je trouve encore une forme d’apaisement, une impression de mettre de l’ordre dans le chaos du monde. »J.P. Chabot dans Le Devoir, 16 novembre 2024.Au sujet du livre Voyage à la villa du jardin secret.