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Pascal Commère / Garder la terre en joie / Lecture de Gérard Cartier

Publié le 29 novembre 2024 par Angèle Paoli

Pascal Commère, Garder la terre en joie
Tarabuste, 2024, Aquarelle Djamel Meskache, Tarabuste Éditeur 2024
Lecture de Gérard Cartier

9782845876491


Pas d’autre temps
(pas d’autre monde)


De Pascal Commère, on a l’image d’un poète enraciné dans son terroir. Elle n’est pas fausse, comme le montre un texte récent sur l’animal fabuleux qu’est la vache (« …les apprentis sorciers de l'INRA, traficotant leurs gènes, les font naître tête nue, ce qui est bien dommage. On ne touche pas à l'intégrité de la Vache sans bousculer un peu l'ordre du monde… », in Cornes et mamelles, Obsidiane, 2024), mais elle est réductrice. Elle occulte, en particulier, le pan de son œuvre consacré aux voyages, parfois très lointains – ainsi de Tashuur. Un anneau de poussière (Obsidiane, 2012), rapporté de Mongolie.

De cette veine vagabonde, témoigne son dernier recueil ; on pourrait même prétendre, avec un peu de hardiesse, qu’il épuise la notion de voyage, que ce soit de corps, à l’étranger (Stockholm, Venise, l’Allemagne) ou dans la campagne bourguignonne (qui lui fournit ce titre à la longue résonnance : « Garder la terre en joie »), par le regard (la contemplation d’un jardin) ou par le seul moyen de l’esprit, emporté dans le temps, vers le passé (le « Voyage de la mère », remémorée après sa mort) ou vers l’avenir (« Un rêve prémonitoire »).

La géographie sollicite Commère, mais ne le retient pas. Bien qu’ancrés dans un paysage fermement dessiné, ses poèmes s’en échappent assez souvent pour embrasser d’autres réalités. Révélateur, à cet égard, est la longue section qu’il consacre à sa mère. Embarqué dans un train régional, distrait par les minuscules péripéties du trajet ou par son livre (Cendrars, bien sûr, et la Prose du transsibérien ), il est insensiblement happé par le souvenir de sa « Petite mère ». Les vers qu’il lui voue, faits de la seule réalité concrète, des choses nues et banales qui subsistent d’un être après qu’il a disparu, sont magnifiques. L’émotion naît de la grande retenue avec laquelle il dit l’absence et le regret : « certains mots plus que d’autres / sont durs à avaler… ». Pour en donner ici une idée, il faut faufiler bord à bord quelques-unes des strophes qui, dans le poème, sont égrenées au fil des pages :

Je n’ai de maison qu’un grand vide, pure
Portion d’espace. Mère est morte,
Rendue à la poussière, ses os
Bientôt mêlés à ceux qui les ont précédés
En ces étranges noces de cendres et de riz noir.

                              ***

Je n’ai pas d’autre temps que ce temps où je vais
Sans but ni plus de raisons. Vides
Les placards, le pain dans les coffres bleuit. Les fourmis
S’en sont pris au sucre, elles accaparent
Les gestes que tu ne feras plus.

                               ***

J’ai retrouvé dans ton fourbi une valise – à quoi
Peut bien servir pareil bagage lorsqu’on ne s’en va pas,
valise en carton bouilli, de celles
qu’on portait à la main – aujourd’hui on les roule,
cela change-t-il quelque chose à l’heure du grand départ ?

Des trois voyages à l’étranger, si divers de thèmes et d’atmosphères¬, le plus éloquent est « Berlinoises » – qui devrait d’ailleurs être titré Allemandes, Berlin n’étant qu’un des lieux visités. Pour en connaître la langue et y avoir fréquemment séjourné, l’auteur a une grande familiarité intellectuelle et sentimentale avec ce pays qui est sans doute, pour la plupart d’entre nous, le plus étranger de tous nos voisins. Presque toutes les pages de cet ensemble seraient à citer. Plutôt que les souvenirs d’école, occasions de quelques poèmes malicieux, ou que les scènes tirées de vieux carnets retrouvés dans une boîte à chaussure, j’ai choisi un poème qui inscrit l’Allemagne dans l’Histoire et, ce dont on sait gré à Commère, donne corps à la tragédie qu’elle a engendrée :


Ce qu’aucune mémoire ne peut malgré tout
oublier, les images moins encore (déferlement
de chars, sirènes, bombardements – où
se réfugier, ciel lacéré, façades &
toitures éventrées, est-ce
que les rats aussi dans les abris…) Tout cela
si présent encore et que tout rappelle à l’instant, listes
interminables et des nombres. Des nombres
à n’en plus savoir – le malheur et des nombres, par dizaines
de millions acheminés vers la mort
gazés, brûlés, ô barbarie – quelle chienne enragée
nourrit de son lait aigre la folie humaine ?

Si le mot n’avait pas perdu son aura, on pourrait dire Commère matérialiste. Tous ses poèmes naissent et sont tissés du monde sensible, de la réalité la plus concrète (j’ouvre le recueil au hasard : un mille-pattes dans un abricot, des tags sur un mur, les poteaux de bois d’une ligne électrique…), et on le sent peu enclin aux vieilles transcendances. Ici et là, pourtant, une inquiétude sourde trouble le poème. Ce n’est qu’un sentiment flottant, une présence ou une absence d’on ne sait quoi (« …attendre / quoi dans le soir vide… ») qui pince un peu le cœur, presque rien, mais qui semble mettre en jeu la vie entière, sentiment qui n’est pas neuf chez lui, mais qui m’a paru plus insistant que dans les recueils précédents. Et, qu’on soit dans la campagne bourguignonne ou au bord de la lagune, en hiver, c’est la vertu du poème que d’aider à l’affronter : « la parole, entée dans l’indicible, / est la seule arme contre le froid, le vide. »


Hormis un rêve en prose et la longue coulée d’ « Une halte à Stockholm » (de longs vers enchaînés qui, pour peu qu’on les dise à voix haute, comme il convient, emportent le lecteur dans une sorte de vertige, comme la pluie qui en est le principal motif), tous les poèmes de ce recueil sont faits de strophes assez brèves, fortement ponctuées (virgules, parenthèses, quadratins, points, rejets), mais aux liaisons thématiques assez lâches, aux phrases parfois même inachevées, laissant la pensée en suspens (« Ou parce que le soleil à cet instant… »), que le lecteur fait sienne à sa guise – l’indicible aussi peut-être éloquent.

Gérard Cartier 

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P A S C A L   C O M M È R E


Commere

source

■ Pascal Commère
sur Terres de femmes ▼

Garder la terre en joie, Aquarelles de Djamel Meskache, Tarabuste Éditeur, 2024
→ [La courbe des fumées là-bas] (poème extrait de Territoire du Coyote)
→Territoire du Coyote (note de lecture d'AP)
→ [Blanche, la gelée aux quatre coins] (poème extrait de « Songe du petit cheval déplacé en terre franque »)
→ Mémoire, ce qui demeure (note de lecture d’AP)
→ Lettre de la mère (extrait de Mémoire, ce qui demeure)
→ Sur la poussière
→ [Crayonné paysage] (poème extrait de « Sur une ligne de crête en Toscane »)

■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur reflets de lumière) Joseph Beuys – Coyote
→ (sur Terre à ciel) une page consacrée à Pascal Commère (nombreux extraits + notice bibliographique)
→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Pascal Commère
→ (sur le site de France Culture) Pascal Commère dans Ça rime à quoi de Sophie Nauleau (émission du 13 mai 2012)

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PORTRAIT DE GERARD CARTIER
Image, G.AdC
■ Gérard Cartier
sur Terres de femmes ▼

→L’Oca Nera, La Thébaïde, Collection roman, 2019, (lecture d'Angèle Paoli)
→ « Les Docks » & « Les Hautes Terres » in Le Méridien de Greenwich, Éditions Obsidiane, 2000.
→ La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
→ Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
→ Tristran (lecture de Nathalie Riera)
→ Le philtre (extrait de Tristran)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
→ EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.
→ Gérard Cartier / Le Voyage intérieur
→ Gérard Cartier, Le voyage intérieur, Flammarion poésie, 2024 (Lecture d’Angèle Paoli)
→ « I, Les enfances de Mara » in Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur, 2024
→ « Terra nullius », Mers Boréales .87., in L’Ultime Thulé  Jeu de l’oie, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2018 


■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier


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