Emmanuel Moses / L’Auberge du bord de la route
Éditions Le Bruit du temps, 2024,
Lecture d’Angèle Paoli
Adam Elsheimer, Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis (vers 1608-1609)
Joie, oui, jubilation
Je lis et je relis ce très beau récit d’Emmanuel Moses, L’Auberge au bord de la route. Guidée par le tableau qui a été choisi pour la première de couverture, un tableau du XVIIe siècle signé Adam Elsheimer, Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis (vers 1608-1609), je m’interroge, dès les premières pages de ce récit d’une apparente simplicité – mais seulement apparente - sur le rapport que cette toile entretient avec le texte. Et du reste, comme s’interroge l’auteur lui-même de manière permanente tout au long de ce récit bref mais très dense, je me demande d’emblée s’il en existe vraiment un. Mais oui, bien sûr, il n’y a qu’à reprendre l’histoire de Philémon et Baucis racontée par Ovide dans les Métamorphoses pour s’en convaincre.
D’ailleurs, la réponse arrive d’elle-même dans les premières pages, au moment de présenter le couple d’aubergistes qui officie avec grande bienveillance et tendresse dans L’Auberge au bord de la route :
« …l’on était porté à penser que… on aurait bénéficié d’une merveilleuse hospitalité, en toute simplicité, comme celle qu’avaient offerte à Zeus et Hermès déguisés en mendiants le couple phrygien Philémon et Baucis, autrefois, au temps où les dieux avaient encore pour coutume de visiter les mortels… »
Et ce lien avec le vieux « couple phrygien » se confirme à travers le récit lui-même dans toute sa profondeur. Car ce qui va délier la parole entre les hommes en présence, c’est d’abord la bienveillance de l’aubergiste (et de son épouse), son extrême courtoisie et gentillesse envers ses hôtes de passage. Il est donc possible de voir dans L’ Auberge du bord de la route une allégorie de la bienveillance qui relie (ou qui devrait relier, si le doute s’empare de nous) les êtres entre eux.
J’écris « ce récit » alors même que le titre est complété par « Un récit », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Je pense dans ma tête que le récit déroulé par E. Moses est un possible récit parmi d’autres. En réalité l’indéfini choisi pour le caractériser ouvre la perspective à une multiplicité de récits, une déclinaison de récits, en quelque sorte, lesquels s’enchâssent les uns dans les autres et se relaient les uns les autres au fur et à mesure que les personnages sortent de leur silence et libèrent leur parole. Un récit qui s’avère être une métaphore de l’existence, avec ses tempêtes furibondes et cruelles, mais aussi ses bonheurs et ses joies. Car la joie est omniprésente à travers le champ lexical de ces pages, et c’est d’ailleurs sur le mot « joie », emprunté à Chrétien de Troyes que se termine le récit :
« " molt s’esjoï ", il fut plein de joie". »
Nous sommes dans un huis-clos, « L’Auberge du bord de la route », un soir (et un seul), avec cinq personnages, quatre hommes et une femme, plus un sixième qui surgit soudain et que l’on n’avait pas vu ou remarqué. Un lieu unique, un temps unique, une action unique. Ce pourrait-être le théâtre idéal de la tragédie classique – et il y a en sourdine, une forme de théâtralité qui se dessine.
« C’est alors, et alors seulement, que tout a commencé. Comme si les trois verres entrechoqués avaient levé le rideau et que les projecteurs étaient entrés en action, que les comédiens avaient paru sur le plateau, que la première réplique avait fusé, marquant le début de la pièce. »
L’étrange est que cette phrase survient quasiment à la fin du récit. De quoi est-il donc question avant cette phrase qui semble une introduction ? Il faut remonter en amont, ne serait-ce que pour faire connaissance avec les différents acteurs-narrateurs de ce huis clos. En réalité peut-être les tragédies sont-elles aussi à l’intérieur des personnages ?
Quand était-ce ?
« C’était, comme l’écrit le grand Chrétien de Troyes, « "au tans qu’arbre florissent foillent bochaische, pré verdisent et cil oisel en lor latin docemant chantent au matin…" »
Ainsi dit le poète médiéval dans Perceval le Gallois. Quant à Emmanuel Moses, son propre récit, dont l’ancrage dans nos temps actuels ne fait aucun doute, semble s’inscrire dans la lignée des récits chevaleresques de Chrétien de Troyes (~1130-1185). Le poète médiéval, dont il admire « la merveilleuse langue du vieux temps » est peut-être son guide. Et lui le poète d’aujourd’hui, ne serait-il pas le héros de la geste galloise du Conte du Graal, le nouveau Perceval ?
En quelle région se déroule l’histoire ? Comment se nomment les aubergistes ? Pourquoi l’auberge n’a-t-elle pas de nom ? Nous n’en saurons rien de précis. Même si nombre de détails poussent à imaginer une région, un décor, des paysages. Et nous ne connaîtrons pas non plus le nom des trois étrangers qui vont entrer successivement dans la salle du restaurant. L’auteur gomme les indices qui attisent habituellement la curiosité des lecteurs, pour se concentrer sur l’histoire de chacun. Fêlures et amours, épisodes douloureux qui encombrent la mémoire et pèsent sur les épaules. Sur l’empathie qui circule entre eux et sur la chaleur qui les rassemble le temps d’une soirée autour de la table. Ainsi, le premier étranger, « absorbé par le train de ses réflexions », pense-t-il au massacre de « 180 travailleurs forcés juifs », perpétré à Rechnitz, à la frontière austro-hongroise, dont « un documentaire télévisé avait révélé l’existence ». Le second, traversé par des « épisodes » anciens, revit ses amours enfantines dans l’institution de montagne où il avait été placé en raison de ses troubles psychiatriques. Le troisième arrivant, un chasseur peut-être - à l’allure de chevalier - est-il un descendant de la cour du roi Arthur ? Tel il apparait aux yeux de l’écrivain parce que « l’écrivain ou le poète voit toujours ce qu’il raconte, même lorsqu’il rapporte une tradition ou qu’il emploie son imagination. Il n’y a pas que les yeux qui voient comme il n’y a pas que les oreilles qui entendent. » C’est avec lui que s’ouvre la prise de parole introduite par la phrase de transition : « C’est alors, et alors seulement que tout a commencé. »
Ainsi se trame ce récit subtil, d’abord occupé par des pensées intérieures propres à chacun, circulant dans le silence des convives et dans l’attente. Une sorte de suspens qui se mue progressivement en prises de paroles, questionnements et réponses différés. Puis déborde sur une autre histoire, récit à l’intérieur du récit premier.
« Aucun des trois conteurs-raconteurs principaux ne se doutait, loin de là, qu’en franchissant le seuil de l’auberge située au bord de la route, il rencontrerait les deux autres et que de cette conjonction insoupçonnée, que certains pouvaient regarder comme pure coïncidence, hasard de la vie, et d’autres, tenir pour un de ces miracles qui surviennent de temps à autre, naîtrait un récit à plusieurs voix ou plusieurs récits à une voix, la voix qui est derrière la voix et que l’on entend seulement à travers la pluralité des voix. »
Emmanuel Moses n’est-il pas aussi l’auteur des Poèmes fantômes ?
Cependant cet enchevêtrement égare la lectrice, la fait se fourvoyer en des chemins divers. D’Ovide à Chrétien de Troyes, d’Alfred de Musset à Rimbaud. Du Médée de Corneille – « Vous portez sur le front un air mélancolique » – aux paraboles évangéliques, de la légende mexicaine de la Llorona aux tueries cauchemardesques perpétrées par les nazis. (Ici, certains épisodes de ces pages la ramènent au puissant récit de Josef Winckler, Le Champ). De la châtelaine tristement célèbre Margit von Batthyany à Serpouhi (rares noms propres de « Un récit »), « compagne de l’arrière-grand-mère » de l’aubergiste qui vient de prendre la parole pour parler des atrocités commises sur les Arméniens. Et il y a tant d’autres choses encore qui entraînent ailleurs la lecture, laquelle se dérobe et garde tout son mystère, pour ne pas dire toute sa « poésie ». Car ce qui est surprenant dans ce récit, c’est le brouillage temporel qui l’entoure.
Emmanuel Moses déploie avec talent ces emboîtements successifs placés sous le signe de la métaphore. « La métaphore est la réalité », dit l’une des femmes du passé qui occupe momentanément le devant de la scène.
Construit sur une succession de spirales, de digressions et d’interprétations qui font perdre le fil, passant des prolepses aux analepses, du passé rescapé de la mémoire au présent et aux futurs de l’anticipation introduits par les conditionnels, le récit est labyrinthique. Et la lectrice, encore elle, de perdre ses repères – qui pourtant s’y entend dans l’« art de la digression » - de chercher les cairns qui vont lui permettre de s’orienter et de s’y retrouver. Indices temporels, adverbes de temps, répétitions (reprises) d’expressions comme « L’homme disait / la femme disait » … qui jalonnent le déroulement des prises de paroles mais aussi bien des silences. Car le silence est ici très important qui laisse la place aux échanges de regards, aux souvenirs, aux rêves et aux images qui traversent la pensée. Ces pensées intimes, si bien gardées, et qui sont communes aux trois hôtes de passage :
« Les trois compagnons du hasard étaient retournés dans leurs pensées et ces pensées étaient, comme la neige dans le tableau de Monet La Pie, colorées de lumière et d’ombre. »*
Dégagés des noms propres qui ne seront pas révélés, les trois hommes sont des inconnus, des passagers, des étrangers. « Car pour l’étranger, être étranger veut dire être lui aussi entouré d’étrangers, inconnu au milieu d’inconnus. »
Désignés par les espaces d’où ils semblent être issus, ils ne sont nommés que par des périphrases spatiales. Comme l’écrit en effet le poète « le temps ne nous définit pas, il nous est commun, notre triste lot à tous, alors que l’espace nous identifie et nous singularise et, paradoxalement, c’est lui qui nous attribue notre passé. » Ainsi surgissent d’on ne sait trop où - du moins l’oublie-t-on en cours de lecture - « l’homme du Nord », « l’homme de l’Ouest », « l’homme de derrière les montagnes ». Trois hommes très différents, d’origine, de formation, d’activités, d’amours, dont les portraits se précisent, se complètent, au fur et à mesure que leur bienêtre à la table de l’auberge va s’épanouir, libérant la mémoire et les récits qu’elle recèle. Dès lors, chacun se régalant des mets préparés par la belle aubergiste, leur langue se déliant peu à peu, comme désembrumée par les verres de vin successifs, va prendre place à travers différents récits, dans l’écoute réciproque et le partage de l’échange.
« Au terme de ce silence coupé par le sifflement triste mais aussi rageur du vent, un vent de plaine, habitué à se déchaîner sans rencontrer d’obstacles, ce silence qui était – comment les trois hommes pouvaient-ils le deviner ? – écouté dans la cuisine, par l’aubergiste et son épouse, écouté attentivement, non pas comme un silence mais au contraire comme une mélodie ravissante, l’homme du Nord a parlé… »
Suit le récit d’un long désamour et d’une séparation qui se déroule au Bengale. Le narrateur, se libérant d’une passion qui l’inféodait, se joint alors, marcheur somnambulique, à la cohorte parmi des marcheurs miséreux. Et comme pour contrebalancer cet amour défait, éblouit celui partagé de l’aubergiste et de son épouse. L’un chevalier éperdu de sa dame et elle, qui apparaît soudain, -
« déployée et droite, tel un oiseau magnifique, un héron, un cygne dressé, dans sa tenue de cuisinière, une veste blanche, ses cheveux noirs répandus sur ses épaules, son nez légèrement busqué frémissant, ses yeux gris dardant des éclairs. » - « Une vision ».
C’est à elle que l’on doit le récit des guerres ayant meurtri durablement la vie de ses ancêtres de Trébizonde. Exodes et déportations. « Les Arméniens disparaitront comme fumée de cigarette, seules resteront les cendres, et seule la terre viendra à notre secours ».
Et pourtant, au-delà de ces tragédies - « La vie est pleine d’événements inattendus et nous entraîne constamment dans des directions inhabituelles. » - c’est encore la joie qui l’emporte.
Telle est L’Auberge du bord de la route.
« Joie, oui, jubilation. »
Claude Monet (1840-1926), La Pie (détail),1868-1869,
Paris, Musée d'Orsay, Photo Musée d'Orsay.
*J’avais acheté récemment au Musée d’Orsay une carte postale représentant le tableau de Monet, La Pie. Ce tableau m’a toujours fascinée. J’avais glissé la carte postale entre les pages de L’Auberge du bord de la route. J’ignorais bien sûr, qu’il y serait question de La Pie. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir mon marque-page sur cette même page où E. Moses faisait allusion à La Pie de Monet !
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
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