Marie Audran / Voir à perdre la vue

Publié le 11 décembre 2024 par Angèle Paoli

<< Poésie d'un jour

Ph / G.AdC

Coupure Ι Il se passe quelque chose


« Nous voulons toucher les gens du quartier », disent des
libraires, entend-on souvent.

Plusieurs jours sans écrire : j’ai coupé un bout de mon doigt avec un scalpel en coupant du carton pour fabriquer des couvertures de livres. Ça a coupé le flux : je voulais continuer à écrire sur la librairie qui vient de s’installer dans un « quartier » et la brisure que provoquent ces jeunes adolescents qui viennent en fracas – tombent par terre, courent, crient, mâchent, s’approchent et reculent, demandent, entrent, sortent, froissent les paquets de chips ; et hurlent au libraire qu’il est un branleur ; écrire que le livre est peut-être violent quand il est intouchable – marchand, sacré. Ne pas entrer et sortir, mouvement logique et effectif. La vitrine avec les livres neufs derrière la vitre ; les livres à donner, dehors, sur une étagère bancale ; l’odeur des livres neufs ; l’odeur des livres à donner. Comment toucher un livre ? Il s’agit toujours de toucher, de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas, de ce qui sépare et de ce qui, au contraire, laisse l’espace ouvert. Les chips volent en éclat devant nos yeux et je ne vois plus les enfants. Les livres n’ont pas bougé, derrière la vitrine. Lire dans l’éparpillement des chips quelque chose de vrai, quelque chose de sacré.
Elle a lu mon avenir dans les feuilles de coca mais je ne me souviens pas de ce qu’elle m’a dit.

Lire dans l’éparpillement : je regarde longuement mon visage dans la boule à facettes. Je troque le reflet du miroir contre la diffraction : tu me parles du visage de Narcisse à la surface de l’eau et je plonge dans l’argile après la crue : je plonge la face dans ce qui se disperse et ce qui recouvre. Je plonge ma face dans des milliers d’étoiles vertes et dans les sédiments dorés. Je n’ai jamais reconnu mon visage. Depuis toute petite, je me présente encore aux amis de mes parents au cas où ils ne me reconnaîtraient pas.

Je regarde, je touche, mais je n’achète rien. C’est au Pérou. Il y a ce couple rencontré la veille qui parlait de Marx – qui parlait fort- en descendant les marches du Huayna Picchu. Ce couple qui parlait de Marx dans la brume et la végétation : ils volent les livres. Ils volent les livres des gros éditeurs dans les grandes librairies et lorsqu’ils les ont lus, ils les laissent dans la rue. Ils me demandent ce que je veux. En sortant de la librairie, ils m’offrent un carnet et ils disparaissent en courant dans une ruelle perpendiculaire à la Plaza de Armas.

Depuis mes années passées en Argentine et ma rencontre avec C., éditeur cartonero, je fais des livres avec du carton que je récupère dans le super U du centre commercial Gros-Chêne du quartier de Maurepas. Les cartons sont toujours très bien pliés, propres, sans étiquettes. Il y a cette dame qui est assise à l’entrée du supermarché et qui me demande toujours des œufs. Ce jour-là, elle parle avec d’autres personnes assises à côté d’elle sur des chaises pliantes. Je ne sais pas ce qu’elles font ou attendent. Elles parlent entre elles. J’entends qu’elles ne font pas le confinement, qu’elles viennent travailler sur la dalle tous les jours. Je rentre dans le supermarché, j’achète une boite d’œufs et je prends un tas de cartons entreposés dans le fond. Même si aucun terme ne coïncide directement, j’ai l’impression de procéder à un échange rituel : les cartons contre les œufs.

Marie Audran, Voir à perdre la vue, Collection singuliers pluriel, Éditions] Isabelle sauvage 2024, pp.41, 42, 43.

Voir => ♦ La note de l'éditeur ♦