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Erwann Rougé / Asile / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 20 décembre 2024 par Angèle Paoli

Erwann Rougé, Asile,
Éditions Unes 2024
Lecture d’Angèle Paoli

MIRO

L’Oiseau Solaire de Joan Miro  (1968)
Photo  =>   G.dC 
(Fondation Miro de  Barcelone) 2005

« entre l’air et l’oiseau
le cœur ne meurt jamais
à l’autre mort »


Asile. Asylum. Lointain est le temps où l’asile virgilien était un refuge, sacré et inviolable. L’Asile du poète Erwann Rougé est un lieu d’internement pour accueillir, cela est vrai, mettre à l’abri, cela est sans doute vrai aussi, les êtres atteints de déficience mentale, autrement dit : les aliénés. Mais peut-être faut-il voir dans cet asile indéterminé, toute forme spatiale susceptible d’interner quiconque dans sa vie comme dans son être.


Chez le poète, le lieu où est sis cet « asile » n’est pas nommé. D’ailleurs, hormis dans le titre, le terme même d’asile n’apparaît pas. Pourtant c’est bien d’enfermement et de folie qu’il s’agit dans ce recueil. Lieu d’un « ailleurs » où se retrouvent sans vraiment se rencontrer les « solitudes ». Asiles du monde circonscrits dans une temporalité qui participe de cet enfermement, à la fois inaudible et omniprésent.
Il est cependant possible de situer cet « asile » près de la mer, peut-être en Bretagne. En tous cas, hors du monde. Coupé de lui. Dans le recueil, le lieu apparaît sous la forme adverbiale « Ici », déterminé par des caractéristiques qui lui sont propres : couloirs, portes, murs derrière lesquels se trouvent les chambres, murs qui encloisonnent les patients. Frontière du dehors / frontière du dedans. Cet « Ici » désigne aussi un espace incertain, en équilibre instable, constamment menacé de chute. Mise à mal, la verticalité devient figure de la perte et de l’effondrement, à quoi sont associés le sale, le sang, les mauvaises odeurs, la dégradation mentale et physique de l’être humain, menacé dans son équilibre précaire et sa santé.


« Ici    parle à travers
les pores de la peau

Ici       le sale revient toujours »

« Ici » est un lieu dégradé où s’élabore à petit feu la désintégration de tout l’être. « Un espace sans rien / absolument rien / rien qu’une lenteur obscène »
Cet « Ici » constitue avec « Elle » et « Doc », un trio autour duquel s’articulent les poèmes. Tous trois sont inclus dans leurs solitudes et leur ailleurs, tous trois désignés par une majuscule et séparés de l’énoncé par un blanc ou un alinéa. Le blanc de la respiration qui se cherche ou celui du silence peut-être. Le blanc qui baigne de sa pâleur la craie et le temps, les draps et les yeux, le sommeil.  Les strophes qui composent le poème sont brèves ; sans aucune ponctuation. Les vers souvent regroupés deux-à-deux. Erwann Rougé est un poète de la concision. Mais un poète aux images troublantes. Le théâtre dans lequel nous sommes convoqués est un lieu inhospitalier ; une scène de théâtre inquiétante où les êtres (les acteurs ?) – désignés par des pronoms indéfinis (chacun / ceux / certains) - se livrent à des gestes absurdes d’automates toujours recommencés, de balancements qui échappent à la compréhension et aux règles, établis par un ordre autre. Peut-être le poète a-t-il assisté à une pièce de théâtre contemporain dont le sujet était la folie. C’est la citation qui accompagne le premier poème qui m’y fait penser, dont je n’ai pas tout à fait réussi à identifier l’auteur ou l’autrice :

« à l’infini de l’enfermement

"n’ai -je été ce corps
nourri de plaies… "

Dominique Hardy »


Il arrive que le poème principal soit accompagné par un autre texte en italiques, parfois sur la même page, parfois isolé sur une autre. Des sortes de didascalies, peut-être. Mais ce n’est pas tout à fait satisfaisant. Un texte en miroir, plutôt, qui fait écho, par les choix des mots et des images au texte en caractères romains.

« Elle » apparaît régulièrement, c’est d’elle qu’il s’agit tout au long des poèmes et jusqu’à la fin du recueil, en dialogue parfois avec Doc. Mais s’agit-il vraiment d’un dialogue ? Disons qu’il leur arrive d’être mis en présence, le soignant et son aiguille, la malade et son appréhension :

« Doc chuchote
que c’est obligé cette chose
folle dans le bras

pour " affranchir le trou" »

D’« Elle », nous apprenons qu’elle est la patiente de la « chambre 4 », qu’elle occupe son temps à le tuer, que le temps fait partie intégrante de sa personne mutilée, enfermée, assujettie à la répétitivité des gestes. Elle n’attend rien ni personne. Sinon la mer :

« Elle
              toujours l’attente
d’un bruit de mer houleuse

comme  couverture. »

« Elle » ne désire pas les visites. Au contraire, elle les rejette. Avec l’irruption des vivants - famille amis, un « nous » / un « ils », porteurs de reproches, de formules creuses conçues pour combler le vide, survient aussi, de manière implicite dans la bouche des visiteurs, l’image du sang associée à la salissure et porteuse de la dégradation de l’image de soi :

« qu’ils ne reviennent surtout pas
me dire
               que le sang salit »

Le temps berce ses jours, l’enferme un peu plus en elle-même, comme le vent devant la mer devant la mort. Il est associé au gris du galet, mélange de blanc et de noir qui baigne le monde d’ « Elle » d’une couleur de cendre. Le temps est aussi associé à l’« Ici » :

« Ici     le temps circule
dans les lits sous les draps
on ne dort jamais vraiment … »

« Il n’y a pas d’heure dans la nuit »

Il se peut que la folie d’ « Elle prenne » sa source dans l’enfance. Mais tous les indices qui pourraient éclairer raisonnablement l’histoire d’ « Elle » sont suggérés, à peine. Le poète n’insiste pas. Il a sa manière à lui de dire les choses, par touches discrètes :

« le silence par la mère
             le corbeau par le père »

Et un peu plus bas :

« "la langue de la mère
dans la tête
            n’existe pas "

le père a des yeux qui tuent »


Il se peut aussi que son histoire ait été aggravée par une souffrance violente, un viol peut-être :

« je suis encore vivante
dans une pierre et un amour »

ou un amour malheureux :

« un désamour
qu’elle cache entre les genoux »


Le rouge du sang est allié au noir de la mort. Le noir de la mort se combine avec le blanc de la neige ou du lait pour ne former qu’un :

« Elle      rêve un lait noir constellé
à longueur une et infinie »

Le monde d’ « Elle » associe les contraires, combine le haut et le bas dans un perpétuel mouvement où s’affrontent les équilibres. La nature elle-même est prise de folie qui met à mal dans la violence le ciel et le vent. C’est un hors-temps en chute libre qui agresse.
Comme dans ces trois vers :

                                    « nouvelle alerte
                   les nuages montent au noir
         les oiseaux ivres tombent du ciel »

La nature d’ailleurs est partie prenante des obsessions d’« Elle ». Elle agit à sa guise, s’anime comme prise par une sorte de prosopopée ambiante :

« même les arbres avaient peur » ou « la lumière est moins bruyante » ou encore, saisissantes, ces images qui forme un couple – l’aveugle et l’amnésique :

« le braille des pierres
dit            l’oubli des roses »

Ainsi les abstractions entrent-elles en action et irradient-elles sur la nature :

« le calme craint de ne pas venir
ne tient que par tremblement » …

… « de branche en branche
une lumière allonge le bras »

De la nature, ciel nuages vagues galets algues, « Elle » se sent proche et s’il y a les corbeaux et corneilles maléfiques, annonciateurs de désastres, il y a aussi l’oiseau, les fous de Bassan dont « Elle » observe les « piqués » et les « courlis/ bordés de bleu coquille » dont elle suit le « tilt tilt ». Les oiseaux la définissent dans une sorte de lallation qui la berce :


« je suis la folle qui va et qui va
enveloppée d’oiseaux »

jusqu’à la disparition pressentie, et annoncée de longue date -

«la main se tend
pour ne plus être seule quand elle dort

dit « à tant aimer les oiseaux
un jour je m’élancerai »

- sur laquelle se clôt le recueil :

« Elle     regarde la corneille
la corneille la regarde
entend qu’elle n’écoute plus


Elle      ira voir la mer »


Il reste beaucoup à explorer et à dire de ce texte musical, envoûtant, d’une infinie richesse. Les lectrices et les lecteurs y retrouveront la même texture et les mêmes images que celles qui constituent Paul les oiseaux. La même fibre émotionnelle, retenue jusqu’à l’os mais tout aussi vibrante dans la retenue qui est celle du poète. Ici, au cœur même de la folie d’« Elle », c’est la poésie qui l’emporte. Et son mystère :

« entre l’air et l’oiseau
le cœur ne meurt jamais
                       à l’autre mort »

ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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