Marie-Hélène Prouteau / Paul Celan, Sauver La Clarté

Publié le 23 décembre 2024 par Angèle Paoli

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« Des hommes et des livres »

Murs de Leyde, blancs comme les pages de La Rose de personne. Quelle est donc cette ville où les langues et les livres sont maîtres ? Où la parole poétique prend chair sur les murs de la ville ? Le geste du calligraphe laisse résonner quelque chose de la fidélité vigilante de la ville à son idéal de tolérance et de liberté. Aux temps terribles de guerres de religion où un tel idéal se payait cher, où les cercles de flammes cernaient la raison humaine.


D’étape en étape, mon cheminement en écriture s’ouvre à une constellation de signes nouveaux. Les correspondances d’artistes et de poètes offrent parfois un réseau de notations qui laissent leur marque d’émotions. Ainsi en est-il de certaines lettres de Celan à son épouse et à son fils. Telle la carte postale à son fils écrite de Leyde lors d’un voyage en Hollande en 1964. La carte, une photographie de l’Université de Leyde, mentionne avec tendresse une écriture hors frontières : « nos âmes nomades se sont grandement éveillées. »


Le secret de la photo de l’Université, je le découvre, tient à l’histoire de la plus ancienne université d’Europe. Reliant ainsi la petite prose au fils à un point cardinal d’exemplaire résistance. Car la construction de l’Université fut une récompense accordée à la ville, en remerciement de son combat contre les Espagnols. Une université que la ville a, chose admirable, préférée à des exonérations d’impôts. Ville symbole de toutes les libertés ! Pour les Juifs bannis du Portugal par l’Inquisition, accueillis en ces Provinces-Unies, comme la famille Spinoza. Pour les « Dissidents », protestants anglais persécutés et réfugiés à Leyde, futurs « Pilgrim Fathers » appareillant pour le Nouveau Monde. Ou pour Descartes expatrié en Hollande qui, voulant éviter à son Discours de la Méthode les démêlés de Galilée avec le Saint-Siège, préféra le confier à un de ces imprimeurs qui ont fait le succès de Leyde.


Le voyage en Hollande ? Léger tremblé du temps, je glisse mes pas dans ceux de Celan en train de lire le Guide bleu de Hollande, Gisèle à ses côtés. Le voyage à Amsterdam pour voir le Rembrandt et voir Leyde, la ville de naissance du peintre. Rembrandt, présence si essentielle au monde intérieur de Celan qui entretient depuis des années un lieu d’élection avec lui – inscrit dans les lettres à Gisèle ou à Nelly Sachs et dans les poèmes nés des souvenirs de musées. Dans les interstices de ma quête littéraire se mêlent passé et présent : j’imagine aussi bien Celan et son épouse sur les traces de la modernité. L’ombre de Piet Mondrian passe dans la ville hollandaise. Il est le grand initiateur, à Leyde, avec Théo van Doesburg, de la revue d’avant-garde De Stijl, Le Style, qui s’apprêta à lancer ses étranges kyrielles de cubes colorés. De quoi enchanter la graveuse, Gisèle Celan-Lestrange, qui, en cette année 1966, a beaucoup œuvré aux gravures du recueil de Celan, Cristal de souffle.


Murs de Leyde, blancs comme les pages de La Rose de personne. Celan n’a pu connaître ces cent-vingt poèmes calligraphiés sur les murs de la ville. Muurgedichte, « Les poèmes de murs ». Nul doute qu’il en aurait été enchanté. N’est-ce pas l’esprit même du « méridien » qui souffle ici ? A la croisée de ces voix du monde, chaque poème, chaque langue se répond. Un poème en langue Creek, « Maskoke Okisce » échange son intense étrangeté avec un vers d’« Omeros » de Derek Walcott : « fleeter than his galleys in his skittering bliss ». « Was there a time », un quatrain du persan Omar Khayyam, sur un mur de l’Université, est en résonance avec « Feuille ouverte » de Pierre Reverdy. « La lueur vient de plus haut que la fenêtre / Il y a une main timide qui s’avance ». Un haïku de Bashô en idéogrammes tient dans le regard sa charge d’inconnu. Dans cette rumeur d’espaces vibrent les allitérations d’un sonnet de Shakespeare. « When to the sessons of sweet silent thought ». D’autres y répondent, andalouses, celles-là : « largos caminos rojos » du De Profondis de Federico Garcia Lorca.


Passionnément attentif aux langues et à cette invention nommée poésie, Cela n’aurait pas manqué de se laisser capter par cette migration d’altitude des poèmes. Il l’aurait contemplée, longuement. Repérant les poèmes qu’il aime tant traduire, Shakespeare, Rimbaud, Apollianaire, Velimir Khlebnikov, Alexandre Blok et, bien sûr, Mandelstam. Avec l’attention toujours à l’affût dont il fait preuve. L’attention est la « prière naturelle de l’âme », dit-il dans Le Méridien, en reprenant à son compte cette idée de Nicolas Malebranche.


Muurgedichte, murs-poèmes : la vaste scénographie poétique de Leyde entre en correspondance parfaite avec l’expérience du Méridien.


Comment s’appelle-t-il ton pays
il émigre partout comme la langue.


Marie-Hélène Prouteau, « des hommes et des livres » in Paul Celan, Sauver La Clarté, Préface de Mireille Gansel, Éditions Unicités 2024, pp.40, 41, 42.

    MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU

Source
■ Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
La Vibration du monde, peintures d’Isthme (Isabelle Thomas-Loumeau), poèmes de Marie-Hélène Prouteau, éditions du Quatre, 2021, 
→ Chambre d’enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
→ L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
→ Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
→ Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
→ La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ le site d’Isthme
→ Terre à ciel: https://www.terreaciel.net/Mont-Ventoux-vues-et-variations-Angele-Paoli-et-Caroline-Francois-Rubino
■ Lectures de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼
→ Patricia-Cottron-Daubigné, Parure pour un sein absent
→ Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Marie-Josée Christien, Affolement du sang
→ Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
→ Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
→ Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même
■ Voir encore ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau