Dans Mon Pollock de père, Francesca Pollock parle de la rencontre avec le poète et critique d'art Maurice Benhamou comme d'une étape décisive dans la réception de l'œuvre de Charles, son père. S'adressant à lui de manière posthume, elle écrit : " Le regard de Maurice a libéré ton œuvre et, ce faisant, il m'a libérée aussi. Il a non seulement rendu possible la transmission entre toi et moi, mais il a permis que je m'affranchisse de toi et que, d'une certaine manière, je prenne un autre chemin que le tien." (p. 88) Il y eut un accrochage chez les Benhamou qui fut, dit-elle, un moment inoubliable. Mais un moment particulier de cette exposition lui est resté : un visiteur, au bout d'une heure ou plus, s'adressa à elle, sachant qu'elle était la fille de l'artiste. " Les mots qu'il prononçait se bousculaient dans ma tête. J'essayais de les attraper au vol, mais, sitôt entendus, ils disparaissaient. Quelqu'un me parlait de l'œuvre de mon père, mais l'émotion était trop grande - presque de l'ordre du ravissement - que les mots ne s'imprimaient pas en moi. Lorsqu'il quitta la galerie, il inscrivit son nom, Pierre Gabaston, et son adresse électronique." (p. 89)
Pierre Gabaston. A mon tour d'être surpris, presque stupéfait. Car Pierre Gabaston ne m'était pas inconnu. Je fus, pendant quelques années, coordinateur Éducation nationale pour le dispositif Ecole et cinéma. A ce titre, je participais, avec le cinéma Apollo, à l'organisation de conférences pédagogiques à destination des enseignants inscrits au dispositif. Et, parmi les divers intervenants que nous eûmes ces années-là, aucun, je crois, ne me fit une aussi forte impression que Pierre Gabaston. Professeur des écoles chargé d'une CLIS, c'est-à-dire d'une classe d'enfants ayant de fortes difficultés d'apprentissage, il vint à Châteauroux pour parler de La prisonnière du désert (1956), un des plus grands westerns de John Ford ( The Searchers, titre original). " Le plus grand film de l'histoire du cinéma américain", selon Martin Scorcese.
Le synopsis, pour aller vite : Texas, 1868, trois ans après la guerre de Sécession, Ethan (John Wayne) revient chez Aaron, son frère, qui vit dans un ranch perdu dans le désert, avec sa femme Martha, ses enfants et Martin Pawley, un jeune métis, recueilli autrefois par Ethan.
Le soir suivant, des Comanches attaquent la ferme des Edwards, tuent Aaron, Martha et leur fils Ben, enlèvent Debbie et Lucy.
Pendant des années, Ethan et Martin recherchent Debbie (Lucy, elle, a été retrouvée morte). Elle est devenue la femme de Scar, le chef Comanche. Un jour, Martin enlève Debbie. Ethan la prend dans ses bras et la ramène dans une famille amie, les Jorgensen. Puis il s'en repart seul, dans le désert.
Pierre Gabaston n'avait rien d'un extravagant. Veste, chemise blanche, un air un peu bourru, il commença tranquillement son exposé. Aurions-nous droit à une étude un peu scolaire, légèrement ennuyeuse, bien qu'enrichie d'anecdotes savamment distillées sur le film et son réalisateur ? Non. Il y eut comme une montée en tension, en intensité. La froideur apparente de Gabaston se dilua peu à peu, et la passion apparut, qui se traduisit par un tombé de veste et un retroussis de bras de chemise. Il fallait bien comprendre que pour tourner un tel film dans les décors naturels de Monument Valley il fallait être un colosse. Je me souviens bien de ce mot qu'il employa : colosse.
Et son discours n'était pas un discours abstrait sur les intentions et l'idéologie de John Ford, mais une analyse au plus près de la matière filmique, plan à plan. La seule séquence d'ouverture (qu'on peut visionner à cette page du site transmettre le cinéma) donna lieu à une époustouflante exégèse. Pierre Gabaston semblait intarissable sur ces douze premiers plans d'une durée de 1'35'', on ne l'arrêtait plus, et le temps lui-même semblait trop court pour contenir ses fulgurances : c'est qu'il devait reprendre le train pour Paris sitôt la conférence terminée. Il a bien failli le rater...
On peut retrouver cette étude dans le Cahier de notes sur le film qu'il écrivit pour école et cinéma (mais ça ne doit pas être facile à trouver, même d'occasion).
Ce même Pierre Gabaston avait donc visité l'exposition consacrée à Charles Pollock, et cela ne m'étonna guère que Francesca en ait été subjuguée. Elle raconte que quelques jours plus tard, regrettant de n'avoir rien pu retenir de ses paroles, qu'elle savait importantes, elle lui avait demandé, par mail, s'il aurait la gentillesse de lui écrire ce qu'il lui avait dit. Elle reçut alors un texte qu'elle reproduit dans le livre. Texte " si précieux, écrit-elle, tant il est rare d'avoir accès précisément à ce qu'un tel visiteur a pu éprouver devant les œuvres de mon père."
Je ne veux pas ici redonner tout ce texte, qui mérite la plus grande attention. J'y retrouve en tout cas une profonde réflexion sur le cadre, empruntant aussi le langage du cinéma : " Configurations tantôt compactes, tantôt détachées : Rome Six, Untitled [Black], Green, Black and Gray 12. Compactes ou déliées, venant d'elles-mêmes s'éterniser un instant sur la surface de la toile, la plupart, presque toutes, sortant du cadre, se prolongent au-delà de ses limites, échappant à notre perception. Le hors-champ entretient une relation suspendue avec la surface du tableau."
Pierre Gabaston termine ainsi son texte :
"Ignorant tout de Charles Pollock, je savoure ma disponibilité, libéré de tout savoir préalable. Ainsi, cette peinture me met à nu dans le même temps qu'elle se décante elle-même - sous mes yeux. Elle "s'appauvrit", se révèle, m'expose. Au pied de ses cimaises, je suis ce que je suis, uniquement ce que je suis. Sans appui. Partageant l'épreuve d'un dépouillement, acceptant de croiser une expérience spirituelle.
A mon tour d'affronter "ma misère". Fortifié désormais par la découverte d'un peintre ; étrangement ignoré."
Ces mots d'"expérience spirituelle", nous les retrouvons dans un passage du Cahier de notes, dans ce formidable texte intitulé Le Prisonnier du désir :
"Le film s'enchâsse entre deux questions (chansons du générique et de la fin), entre l'ouverture d'une porte et la fermeture d'une autre - avec dans les deux cas un passage obligé des personnages par l'ombre, une mère pour entrer la fiction, sa fille pour en sortir. Mais surtout, La Prisonnière du désert érige la construction architecturale de son spectacle, comme deux piles d'un pont qui soutiennent son tablier, sur le dédoublement d'un geste d'Ethan : l'élévation de Debbie tenue à bout de bras. Ce geste répété appartient au rituel religieux de l'Eucharistie. Quand Ethan soulève Debbie pour la première fois, c'est une enfant qu'il adore, c'est la fille de Martha. Quand Ethan soulève Debbie pour la deuxième fois, c'est une femme qu'il abhorre, la femme de l'Autre exécré. Ce geste d'officiant qui expose, devient, pour Ethan et le spectateur, une source de miséricorde, un miracle d'amour. Par la grâce de ce geste, Ethan se décante de son fanatisme. Il change d'attitude.
Ce geste, de nature essentiellement dramatique aussi, - l'enjeu, à cet instant, nous le fait comprendre : Ethan a pouvoir de vie et de mort sur Debbie - élargit le champ de la conscience de nos esprits fermés, hostiles. Symétriquement à Ethan, simultanément à lui, nous reconstituons nos forces morales et spirituelles pour affronter les énergies dures du monde. [...]
La nature du rituel, repris par Ford à sa source religieuse et théâtrale, permet de partager collectivement cette expérience spirituelle pour reconsidérer les règles d'une existence sociale possible. Mais où nature et culture ne coïncident pas. Où l'altérité est un fait d'ethnie. Où la fracture est en fonction de la personne, pas de la nature. C'est une grande leçon du film. Être indienne ou Yankee est un fait de culture, pas de sang." (C'est moi qui souligne)
Ce n'est pas pour rien que Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon ont choisi pour illustrer la couverture de leur " 50 ans de cinéma américain ", l'ultime plan du film qui voit John Wayne, de dos, s'éloigner dans le désert :