Cette prestigieuse école n'avait pas forcément prévu qu'un jour, des candidats seraient susceptibles d'avoir besoin d'un endroit isolé et intime pour enfiler une gaine, de faux seins, une perruques, de faux-cils, des collants résilles et du maquillage à n'en plus finir. C'est pour cela qu'ils n'ont pas d'endroit précis pour permettre aux candidats de se préparer ou de se changer.
J'utilise donc les toilettes de l'établissement et je m'y improvise une loge.
Après avoir enfilé une paire de collants de contention couleur chair, j'enfile ensuite délicatement les collants-résilles afin de ne pas les effiler. La gaine me compresse tellement bien que j'ai une taille de guêpe, puis j'applique soigneusement, selon les conseils de ma meilleure amie du conservatoire, Sonia, le fond de teint, le fard, le eye-liner, la poudre, le rouge à lèvres...
"Pif-paf", les bagues aux doigts, et "clip-clap", je me pince chacun de mes lobes avec ces horibles et attroces boucles d'oreilles qui me maltraitent par leur balancement, malgré tout savoureux et dynamique, à chaque pas que je fais ...
Ma nature sérieuse, tenace et acharnée m'avait dicté de répéter tout cela chez moi afin de mettre le moins de temps possible à la préparation et surtout pour ne pas me balaffrer le visage d'un coup de crayon maladroit, qui aurait sans doute été difficile à enlever et qui aurait ajouté de la tension à la situation, déjà bien entamée en matière de stress.
Hélène et Audrey, deux camarades du conservatoire, apprenties comédiennes comme moi, me donnent la réplique pour cette scène... Elles jouent le rôle de mes domestiques...
Alors que je suis en train de finaliser ma préparation en enfilant les talons aiguilles, quelqu'un frappe à la porte.
- Oreste ! Oreste c'est Hélène !
- Oui...
- T'es prêt ?
- Ah ! pourquoi c'est à moi ?!
- Non... c'est pour faire une "italienne"!
(Pour ceux qui ignorent, une "italienne" est une sorte de répétition technique qui consiste simplement à se redire le texte très rapidement, sans le jouer... Juste pour palier aux éventuels trou de mémoire. Je ne sais pas pourquoi on appelle cela ainsi : "italienne ?" Sans doute parce que les italiens parlent vite... Ou alors cette technique a été inventée par un italien... bref je m'égare...)
- Oui j'arrive... j'arrive... j'ai combien de temps avant mon passage ?
- T'inquiète pas... il te reste vingt-minutes... cool... cool...
Oui... cool. Sauf qu'à ce moment-là dans les toilettes, lorsque je vois mon visage dans le reflet du miroir une sérieuse gifle me ramène à la réalité. Me voir ainsi maquillé et déguisé en femme me donne soudainement une impression de ridicule terrifiante. D'un seul coup, vingt minutes avant de passer la scène devant le jury, le jour décisif qui peut changer le reste de ma vie et de ma carrière, je n'assume plus du tout le choix que j'ai fais.
- Mon dieu Oreste, qu'as-tu fais ? Regarde-toi peinturluré en nana... on dirait une vieille pute ! Mais tu vas droit dans le mur mon gars... Tu es à deux doigts de passer devant une floppée de professionnels, dans la plus grande école de France et tu joues les guignols déguisé comme à un enterrement d'une vie de garçon !
Je reste ainsi les yeux fixés sur le miroir dont le reflet trahi mon visage rougis par la honte et la peur... après quelques minutes, quelqu'un frappe à la porte.
- Oreste, putain qu'est-ce que tu fous ! On t'attend pour "l'italienne"!
- Hélène je ne me sens pas bien !
- Quoi ?
- Je me sens pas bien...
- Ouvre !
J'ouvre la porte. Hélène entre.
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
- J'ai honte.
- Quoi ?
- J'ai honte.
- Comment ça ?
- Je ne peux pas passer cette scène. Je fonce droit dans le mur, Hélène, tu ne te rends pas compte...
- Non mais t'es malade ! t'es un grand malade ! Cette scène est géniale, tu vas les bluffer... enfin quoi, c'est quand même un super texte, t'es pas en train de jouer "Mon cul sur la commode !"
- Mais regarde-moi... on dirait une vieille pute !
- Mais arrête tes conneries...
- J'assume pas... J'assume plus.
- Mon dieu Oreste... t'es juste très stressé. Tu as juste besoin de te déshiniber, c'est tout !
- Non je peux pas...
- Ecoute... Attends moi je reviens...
Helène sort quelques instants et revient...
- Tiens prend ça.
Elle me tend une petite bouteille de cognac.
- Où t'as trouvé ça ?
- T'occupes... Prend.
- Mais c'est pour quoi faire ?
- Et bien pour boire banane !
- Mais t'es malade ?!
- Je ne te demandes pas de te soûler la tronche. C'est juste un petit remontant pour te donner la pêche et un peu plus de confiance en toi.
- T'es sûre ?
- Mais oui vas-y... je vais en prendre avec toi... Tiens...
Je prend la bouteille qu'elle me tend. Je la débouche, j'en approche le goulot près de mes lèvres maquillées et glossées, et j'avale rapidement une gorgée de cognac...
(A suivre)