<<Poésie d'un jour
" La nuit lisse et souveraine assemble des absents."
Ph: G.AdC
Franchir la nuit
I
Regagne la ville à l’heure où le vent bleu siffle dans les
feuilles. La nuit supprime les ombres, institue la solitude
aux confins des regards et des pierres habitées. L’or des
chemins blanchit, la tiédeur embrume les cailloux déli-
vrés du soleil. Renonce aux gerbes et voix sur l’aire des
moissons, réponds aux adios immobiles sous la fraîcheur
des murs. Secrets alliés, les solitaires du jour franchissent
les mêmes seuils. La nuit lisse et souveraine assemble des
absents.
II
Une fleur d’enclume forge son ombre. Elle porte le
poids des choses qui sont mortes et le sourire de celles
qui s’éveillent. De quelle profonde fraîcheur est-elle née,
cette fille de la nuit, de quel désir dans une faille du néant ?
Elle rêve, captive du désert, à celles qui se penchent aux
fenêtres de la ville ; elle est fable du soleil et du vent, toute
densité de l’espace, braise de cette solitude.
III
Je relève de débris. Je veillais aux ruptures, adossé
aux éclats. Mes veines pouvaient s’évider, la mer dansait.
Aux limites. Ongles et couteaux. Sous un ciel de tessons,
j’abordais l’ombre des regards. Une longue biffure s’ef-
face. La durée de ton sommeil s’annule sans offense, les
genêts revivent, les jardins m’accueillent. Je ne trouvais
que ton sillage, te voici dans la clairière. Que ta voix est
belle à hauteur de mon silence ! La sentence escarpée de
l’aube étanche l’espace. La lumière me juge, et caresse tes
hanches.
IV
Venue l’aurore, le minerai des nuits ne laisse que
cendres. Un goût de fraîcheur envahit la veine pacifiée.
L’issue déroute vers de hauts jardins les eaux souter-
raines. La parole échappe à sa double vitre. Le désordre
affamé de l’obscur affronte le bûcher d’en face et se
consume dans l’affouillement des fourches. Tissée de
vent, la lumière est heureuse aux nervures des feuilles.
V
Dans les froides nuées de mon sommeil, ton regard,
soudain, ton beau regard de solitude, tes plus secrètes
paroles et ton sourire, les lueurs de roseaux de ta cheve-
lure, soudain notre attente a franchi d’un seul mot toutes
les nuits du monde.
Fernand Verhesen, L’offrande du sensible, Anthologie poétique, Introduction et choix de poèmes par Pierre-Yves Soucy, Académie Royale de langue et de Littérature françaises 2024, pp. 35, 36, 37.
Poète, traducteur, essayiste, éditeur, Fernand Verhesen (1913-2009) a traversé le siècle passé en produisant une œuvre considérable, tout entière vouée à la littérature. Il fut élu le 31 mars 1973 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.