Nohad Salameh : Jardin sans terre, Al-Manar 2024.
Dessins de Jean-Marc Brunet.
Lecture de Michael Bishop
Après D’autres annonciations (2012), qui reprend ses premiers recueils, Nohad Salameh nous étonne avec les puissantes réminiscences de l’œuvre de plusieurs grandes poètes-sœurs que creusent et rassemblent les poèmes des Éveilleuses (2019). Ici Jardin sans terre nos replonge dans l’inquiète mais tenace intimité d’une vie, aujourd’hui exilée, mais toujours affectivement enracinée dans à la fois les années déterminantes de l’auteure au Liban et une méditation qui, avec force et une grande souplesse lyrique, ne cesse de revisiter par le rêve et l’inventivité de l’imaginaire la complexité de ses rapports à ce passé comme à l’intensité de sa propre présence au monde d’aujourd’hui sans cesse se transformant, tensionnelle, multiple, poétiquement exigeante. Le titre? beauté du pays natal, jardin iconique, hiératique, pour Lamartine et tant d’autres, aujourd’hui épuisé, incultivable, désertique? le poème, plutôt, offrant, malgré tout, un lieu sans terre, sans sa nécessité, éloigné comme tout langage face aux choses qui sont, mais dépliant les beautés strictement emblématiques, blasonnées, rythmiques, expressives de son intériorité textuelle? Les deux faces de la médaille sans doute, également émouvantes, consciemment reconnues, chantées et investies d’une même énergie, métamorphique, constamment remodelante, surprenante.
Certes, le motif du désert obsède dans ce recueil composé de cinq suites versifiées, de longueur variée. Voici le premier poème de la première de ces suites, Sandales de sable :
Rien que ce non-ciel
sur toutes les pistes de l’âme
dans la stupeur de nuits
en marche vers l’égarement :
l’excès où l’exiguïté d’espace
au point de ne plus savoir où poser le pied.
Désert, langue volcanique
chaux épaissie d’acides.
Désert, comment t’insuffler l’air
au matin d’écritures remplies de nuits
afin de te convaincre de peu de fraîcheur
t’arracher des plumes d’oiseaux
ivres de leur vol
avec cette lenteur extatique de voyant?
Excès d’une désertification, contraintes qui s’imposent dans les espaces vécus, la nuit de l’écriture incapable d’aérer le désert acidique, corrosif, luttant pour lui offrir un invisible, un « vu », une ivresse, une liberté de vol. Le désert vit ce que Salameh appelle une « soif de clarté », tiraillé comme il est entre une « douleur [originelle] » et l’ambiguïté mais peut-être aussi la promesse « de princières résurrections », entre « un sanglot endeuillé » et une toujours faisable « dévotion » et même une « incantation » – que serait sans doute leur inscription strictement poétique. Flotte partout le sentiment d’un « sacré érodé », lit-on, le poème devenant par nécessité acte et lieu d’un rêve de « non-infection », de « luminescence » , d’une « transcendance ».
Car ce long recueil pentapartite ne cesse de déployer les ressources d’une mémoire, d’une sensualité spirituelle, si je peux dire, et d’une vision historique plus vaste, cosmique même, d’où tirer la force d’une continuité au cœur des pertes, guerres et défigurations marquant ce beau pays nouvellement fondé en 1943.
Il est sans doute vrai que certaines des forces permettant cette continuité – qu’est le poème, ce recueil – restent celles de la mémoire, surtout une plongée dans les parfums et couleurs de l’enfance, mais aussi une projection au-delà du strictement personnel, vécu, vers la gloire d’une culture jugée parfois édénique dont les traces, artistiques, poétiques, architecturales, arabes et romaines, persistent, vivantes, pour Salameh. « Repousser le mal-être / et lisser l’abrupt » vise le récent présent, jamais les grandes « err[ances] depuis des millénaires / [ni] les dieux [qui, d’ailleurs,] n’appartiennent à personne » : ceci quoique le poème en comprenne bien les « perfidies » qui côtoyaient les « sublimités » des immenses migrations et entretissements du passé. Mais, peut-être plus puissant, s’avère le songe, le rêve, ce qui est ‘derrière le rideau du sommeil’, et, plus puissante encore, la volonté, le désir, l’energeia de la « Dormeuse » (passim) au sein même de cette rêverie comme de l’acte d’écrire que celle-ci invoque. « Les violoncelles du Rêve », lit-on au début de la suite intitulée La dormeuse de plein jour, « balayent le deuil de [celle-ci] / et la voilà assaillie par l’azur ». Rêver, ainsi, geste qui envahit la totalité de l’existence, appartenant à toutes les heures, geste qui replonge dans une lumière, un ciel, toujours là, à jamais disponibles, attendant (im)patiemment l’éveil, le réveil spirituel, ontologique, le faire-refaire, le poïein de la poésie, sa musique comme son sens, son orientation, sa vision. « Ô Femme caressée de mille flammes / bourdonnante de plusieurs saisons, / retiens en toi les flûtes / des jardins de mer » : la poète en conversation avec elle-même, geste de rappel constant, d’incitation, d’ouverture d’horizons intérieurs.
Le poème, pourtant, vit la pleine tensionalité, la précaire vulnérabilité de son entêtement. « Comment », se demande-t-il, « ne plus mourir au sein des mots ». Sa confection reste toujours une affaire de « mesure [de] la portée des vocables », sans rien pour l’assurer, garantir. Tout est risque, potentiel et menace à la fois, même si « les syllabes [savent parfois] voltige[r] / gazouille[r] / se vêt[ir] d’émeraude ou de grenat / afin de renaître pétillantes sur un feu de sarment ». Tout finit par être affaire de transmutation, de métamorphose, d’une créativité refondant, radicalement, infiniment moins un ontos faillible qu’un être-dans-le-monde qui exige l’implantation, dans son jardin terrestre, de terre fertilisante et de végétation épanouissante. Bref, d’une réimagination d’une présence au monde humainement négligée, souvent sous-estimée, oubliée, lacérée. D’un sentiment de confiance que « la nuit cède sa part de mystère / à la rose qui renaît de ses pétales au grand soleil ». Et, soulignons-le, cette lutte n’a rien de manifestement écologique : elle est ontologique, spirituelle au sens très large, sans doute frôlant le débat qui préoccupe ces jours-ci, mais en excédant vastement le sens. La dormeuse traverse sa conscience de ce qui se déplie et ceci de deuil en deuil; et pourtant en elle « se dispersent les pierres du silence », car elle est voix, elle est cette « résistance » dont parle Jean- Paul Nancy, cette infaillible et résolue « réponse » à ce qui est, qu’évoque avec la même fermeté l’œuvre de Jean-Paul Michel. « La roue d’or du possible » ne cesse de tourner au cœur de cette voix que « l’infini », le vivement pressenti improbable de l’ontos, « dépose » en elle, car nous sommes ici loin de toute rationalisable situabilité : la voix de la Dormeuse constitue un surgissement sans origine, au-delà du temps et de l’espace. Elle puise ce qu’elle est dans une irréductible étrangeté – devenant ainsi l’étrangère, baudelairienne, aragonienne, freudienne, etc… , par excellence – que le poème ne saurait jamais identifier, même par le biais de son propre langage, « s’ém[ouvant] de ses propres métamorphoses », revigorantes ou étonnantes, choquantes même, obstinément divinatoires, voyantes ou cauchemardesques. C’est la « Nuit [avec] sa madone noire [épousant] le corps de l’Endormie qui offre l’espace atemporel où, perçant le « tulle » du terrifiant, plonger, certes, dans un « autre monde » de désirs et de possibles entrevus; mais le songe sait générer également la confusion, cette troublante incertitude quant à ce qui peut surgir d’« univers », de visages et de voix méconnaissables. Si la Nuit garde quelque chose de ce que Char nomme le « talismanique », le poème de Nohad Salameh en souligne l’intrication, le sentiment d’une persistante lutte entre être et non-être, le songe tantôt « songe au goût de noix verte »; tantôt maelstrom de vertige, d’anxiété. Le poème, pourtant, reste plus fort que ses vacillations, la « douleur des mots », l’inscription même de ceux-ci déployant leur improbable mais profondément sentie « tentative de résurrection ». Le poème, ce jardin de rêve s’intégrant dans le désert, l’imaginant fertile, lui proposant un réel métamorphosé. Et en cela il ne cesse d’être chant, impératif, commencement.
NOHAD SALAMEH
■ Nohad Salameh
sur Terres de femmes ▼
→ Jardin sans terre
→ L’écoute intérieure
→ L’envol immobile
→ L’intervalle (+ notice bio-bibliographique)
→ Les nudités premières
→ Plus neuve que la mort (poème extrait du Livre de Lilith)
■ Voir aussi ▼
→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Nohad Salameh
→ (sur exhibitionsinternational.org) « Le féminin singulier », avant-propos de Marcheuses au bord du gouffre de Nohad Salameh [PDF]