Marie-Hélène Prouteau / Paul Celan, Sauver la clarté / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 17 janvier 2025 par Angèle Paoli

Marie-Hélène Prouteau, Paul Celan, Sauver la clarté
Préface de Mireille Gansel, Éditions Unicité 2024
Lecture d’Angèle Paoli

" Giuseppe Caccavale :  les cercles bleus de la fresque du Concordia "

Source  © Mathilde Torteau


Le Méridien de Paul Celan

La figure poétique de Paul Celan – de son vrai nom Paul Antschel - l’homme et l’œuvre - est pour nombre de ses lecteurs, associée à la nuit. Ainsi trouve-t-on dans Paul Celan, Sauver la clarté, ouvrage que Marie-Hélène Prouteau a consacré au poète juif natif de Bucovine, cette assertion première :


« Celan, à jamais, n’est-il pas " quelqu’un qui erre dans l’obscurité " ? »


S’appuyant sur une vie et sur une œuvre, marquées par la tragédie la plus abominable et la plus abjecte, la poète interrogeant ce questionnement, se fait détective, à l’affût dans nombre de poèmes et de lectures, de ce qui, au rebours de l’enfer, tire Celan du côté de la clarté. De sorte que l’ombre et la lumière se concertant dans un dialogue fécond se répondent, formant un diptyque foisonnant d’images nouvelles qui se précisent et se complètent au fil des pages. Le projet de Marie-Hélène Prouteau est donc d’exhumer du « fond des marais de la mémoire » qui enveloppe le poète martyrisé de Czernowitz les interstices dans lesquels filtrent la lumière, l’apaisement et au-delà, un peu d’espoir.


Au départ de cette entreprise, il y a l’attachement de Marie-Hélène Prouteau pour ce poète qu’elle fréquente de longue date. Il y a aussi le lien que Celan avait noué avec la Bretagne dont l’autrice est originaire, il y a enfin les fruits du hasard et des rencontres. Un faisceau de rencontres et de correspondances – qui rend tangibles et familières la personnalité et la personne de Paul Celan – tissage subtilement tramé à partir de lectures de vagabondages de voyages. De synchronicités silencieuses.
Sensible aux dates, aux réseaux enfouis des images, aux échos symboliques et aux analogies imprévues entre des lieux aussi éloignés que la Bretagne lointaine et la Bucovine originelle de Celan, entre poésie, philosophie et peintures, entre noms et paysages, l’autrice exhume patiemment tout ce qui fait signe du côté de l’espoir et peut-être, d’une forme de rédemption. L’ouvrage est donc une « exploration emplie d’ondes celaniennes ». Attentive et infiniment sérieuse, l’entreprise, forgée de longue haleine, dans la fréquentation assidue de l’œuvre et de la vie de Paul Celan, est aussi entreprise aimante, généreuse, tissée de complicité profonde. De respect sincère et admiratif. Une lecture très personnelle et passionnante que celle de Marie-Hélène Prouteau.


Au départ, il y a Brest, la ville bombardée en ruine, le souvenir poignant de ses ruines fumantes dans la mémoire d’une enfant issue de la dernière guerre. Marie-Hélène Prouteau explore « le lien, qui comme le poème, mène à la rencontre. » Comme Paul Celan lui-même, elle trouve « un méridien. » Ce méridien s’inscrit dans « une exploration topologique » *. Il est familier à Marie Hélène Prouteau, puisque déjà présent précédemment dans son récit Le cœur est une place forte. Ce titre, du reste, est emprunté à un vers de Paul Celan dans le poème intitulé « Après-midi avec cirque et citadelle ». Et c’est avec ce poème, lequel fait partie du recueil La Rose de personne (1963) que Marie-Hélène Prouteau ouvre son enquête. Et conduit l’écriture de son propre livre.


Mystérieux, énigmatique, ce poème-collage écrit à Brest le 15 août 1961, combine des associations inattendues qui échappent à une lecture inattentive. Certains lecteurs pourraient lui reprocher son « obscurité ». À quoi Celan répond, le 22 octobre 1960, dans le discours de Darmstadt, prononcé à la réception du prix Georg Büchner et intitulé « Le Méridien » :


« Ne nous reprochez pas le manque de clarté car nous en faisons profession ! »*
Quant à la poète, la prétendue « obscurité » ne la rebute pas. Bien au contraire elle s’intègre dans sa propre démarche qui est « rencontre ». Rencontre célanienne s’il en est, dont on retrouve la trace et l’importance dans ce petit opus intitulé Le Méridien.

« Je découvre quelque chose qui me décharge, pour ma part, de m’être en votre présence enfoncé dans cet impossible chemin de l’Impossible. Je découvre ce qui lie ; et finalement amène le poème à la Rencontre. Je découvre quelque chose – à l’instar de la parole- immatériel, mais terrestre, de ce sol, chose ayant forme de cercle, et qui, passant de pôle en pôle, fait sur soi retour et intersecte – posément – tous les tropes- : je découvre … un Méridien. »


Nul doute que ce texte a inspiré à Giuseppe Caccavale les cercles bleus de la fresque du Concordia, dans lequel il a déroulé en français et en allemand les vers du poème « Du fond des marais. » Et que ce même texte a mis Marie-Hélène Prouteau sur la voie du « méridien » de Celan. Le « méridien » de la Rencontre.
Le poème initial qui ouvre la voie au dialogue et au livre Paul Celan, Sauver la clarté, relate le souvenir de Brest et d’une après-midi heureuse vécue par Celan en compagnie de son fils Éric et de sa femme, Gisèle Celan-Lestrange, peintre et graveur. Il combine des images lumineuses d’un présent proche et des images d’un passé déchirant toujours vivaces dans la chair ; images de cirque - liées à Éric, joies et plaisirs de l’enfance, mais aussi, sous-jacent, à l’imaginaire de Marc Chagall -, de ville portuaire et de souvenirs russes – avec l’apparition visuelle, au 4ème vers, du poète Mandelstam :


« et je t’ai vu, Mandelstam »


Avec la présence de Mandelstam s’ouvre « le méridien slave » auquel sont attachés, entre autres, les noms de Nadejda Mandelstam, des poètes Marina Tsvetaïeva et Anna Akhmatova, « l’icône russe de la souffrance et de la consolation. »
À quoi il faut ajouter, de manière implicite, les contraires que sont l’infini du ciel et de l’océan avec le « fini » propre à l’humain. Ainsi que d’autres associations entre Bretagne et Biélorussie. Comment en effet ne pas penser Brest-Litovsk lorsque l’on se trouve à Brest ? Brest-Litovsk et sa citadelle imprenable, symbole de la résistance polonaise face à l’invasion allemande et au nazisme.
En trois quatrains, le poème établit le lien entre les opposés. Et ce « Perdu » - « Non-perdu », qui « résonne » comme « un chant de haute alliance avec la vie », qui nourrit une part de la poésie de Celan, tirant ce chant, malgré la noirceur et la souffrance originelles, vers un regain de clarté. De cette tension elliptique, extrêmement resserrée, naissent espoir et lumière. De ces juxtapositions insolites naît le poème, tremplin vers une « heureuse poussée associative pétrie d’échos ». Marie-Hélène Prouteau fait de ces résonances multiples la « matière » de son nouvel opus – Paul Celan, Sauver la clarté.


S’ouvre alors, avec le poème « Après-midi avec cirque et citadelle » la période dite de Kermovan, laquelle alimente et nourrit la « Matière de Bretagne ». Au cours de ces deux mois de vacances de l’année 1961, Celan semble s’attacher à rejoindre « le chemin des grands prédécesseurs ». Ainsi du « poète-mage » Saint-Pol-Roux le Magnifique, « exilé volontaire en son manoir-promontoire de Camaret », pillé par les nazis et dévasté en juin 40. Du côté des poètes russes, citons Alexandre Blok (né à St Pétersbourg mais d’origine allemande et parfaitement russophone) venu séjourner avec son épouse, à l’Aber Wrac’h. C’était au cours de l’été 1911. Déjà commençait à planer au-dessus de la mer, la menace de la guerre, rendue tangible par la présence des « vaisseaux de guerre en colonne ». Symbolisés par le fameux « Baobab » du poème de Celan. Sans doute Celan, traducteur des poètes russes, connaissait-il les poèmes écrits à cette époque par Blok, dont celui auquel M.H Prouteau fait allusion : « T’en souvient-il dans la baie… » Au fil des chapitres, d’autres poèmes égrènent le travail de Marie-Hélène Prouteau, qui viennent illustrer et enrichir sa démarche.


Tout cela préexistait dans la mémoire de la poète. Et l’habitait continument. Matière incandescente en veilleuse. Tout cela qui était nourri par des lectures et des recherches. Ainsi du livre de Brigitta Eisenreich, L’étoile de craie. Une liaison clandestine avec Paul Celan. Avec ce livre publié en 2013, l’amante « allemande » ouvre « des angles de vue inédits », enrichissant le dialogue avec le poète « de choses méridiennes » insoupçonnées. Autre lecture importante celle d’un numéro de L’Almanach Voies aériennes, petit livre que Celan avait emporté avec lui dans sa retraite de Kermovan parce qu’étroitement lié à l’histoire du roman de Pasternak, Le docteur Jivago. Lequel, accueilli par un tollé fut longtemps interdit de publication. D’autres voix dissidentes viennent s’ajouter à celles de Celan, de Mandelstam et de Pasternak. En passant par Soljenitsyne, contraint au Goulag d’écrire sur des écorces de pin ou de bouleau. Sans oublier la grande voix de Nina Berberova « qui s’y connait en écriture de l’exil et en littérature interdite », écrit Marie-Hélène Prouteau. Voix de résistants à l’oppression bolchevique, mais au-delà à toutes voix qui s’élèvent contre les dictatures, expression de ce que Celan nomme une « contre-parole » - « qui est courage dans ces temps de décombres et qui résiste contre les mauvais vents. »

« Après tant de paroles proférées, toutes, à la même tribune (ici, l’échafaud) – quelle parole ! C’est là une contre-parole, la parole qui rompt le "fil ", qui, abruptement, ignore " badauds et rosses caracolantes de l’histoire", c’est un acte de liberté. C’est un pas. »* 


À ces voix dissonantes, il faut ajouter celle de Kafka que Celan lit et relit, en même temps qu’il lit l’essai que Walter Benjamin a consacré à l’auteur du Procès (1925) et du Château (1926). Celan Kafka Benjamin, « un compagnonnage absolument unique » qu’il est « passionnant de suivre ». Écrit Marie-Hélène Prouteau qui souligne l’importance du « pont » jeté par ces trois géants « entre la poésie et la réflexion philosophique ».


Il fallait cependant qu’une rencontre de hasard suscite l’étincelle éblouissante, propre à faire jaillir l’écriture. Un autre point de départ surgit en effet, lors d’un voyage aux Pays-Bas. Ainsi dans la ville natale de Rembrandt, la poète découvre-t-elle les poèmes-muraux de Leyde. Plus de cent poèmes, toutes époques confondues, œuvres de tant de poètes, recouvrent les murs de la ville. Ce concept de haute envergure a été réalisé pour « la Fondation Tegen-Beeld » avec la contribution d’artistes calligraphes « qui ont mis en visibilité la poésie des langues innombrables ». Parmi ces poèmes, celui de Paul Celan « Nachmittag mit Zirkus und Zitadelle » / « Après-midi avec cirque et citadelle ». Le choc émotionnel vécu par la poète est immédiat et puissant, tant il est inattendu. Il agit comme un ressort qui va diffuser dans l’esprit de Marie-Hélène Prouteau. La poète note quelques impressions :


« Sur le mur de Middleweg, le poème de Celan est là, projeté sur 3 mètres de haut et 2,20 mètres de large. Ponctuant le grand mur blanc de ses douze vers, familier et étrange à la fois. On a l’impression que le poème se « lève ». Comme si le geste du calligraphe, par son élévation transformante, lui ouvrait une ligne de vie en expansion.» 


Une autre surprise attend la voyageuse, rue de Tournefort à Paris. Tiré de Partie de neige, un autre poème, "Du fond des marais", illumine de son cercle bleu le plafond de la résidence Concordia. Illustré par l’artiste plasticien Giuseppe Caccavale, professeur à l’École des Arts Décoratifs, ce poème mural a été peint en 2020, à l’occasion du centenaire de la naissance de Celan. Cette mise en perspective poésie-peinture ne correspond-elle pas à l’un de ces Aphorismes de Kermovan que Celan affectionnait :


« La poésie ne s’impose plus, elle s’expose »


Daté de 1968, le poème « Du fond des marais » est indissociable de la rencontre de Paul Celan avec la poète allemande d’origine juive, Nelly Sachs, menacée par la terreur hitlérienne, contrainte de fuir. Grâce au soutien d’amies telles que Gudrun Dähnert, son amie de toujours, et de Selma Lagerlöf, Nelly Sachs obtient un permis d’émigration et se réfugie en Suède. En 1966, la poète se voit décerner le prix Nobel de littérature. Traquée, blessée et malade, elle ne se rendra pas à la cérémonie de remise de prix. De la relation entre les deux poètes demeure une correspondance qui couvre quinze années, de 1954 à 1969. En tout, 125 lettres, traduites de l’allemand par Mireille Gansel, présentées, regroupées et annotées par ses soins.

« Une calligraphie de lumière tracée dans l’encre invisible d’une mystique immémoriale qui les habite, les lie, les relie au-delà des mots », écrit Mireille Gansel dans sa préface.

Lettres auxquelles il faut ajouter des poèmes de Nelly Sachs, composés sur le vif et offerts à Paul Celan « poète et être d’humanité » et à Gisèle Celan-Lestrange, son épouse. De ce dialogue intense, d’où la lumière, en dépit de l’horreur vécue et surmontée, n’est pas exclue, demeure l’amitié que Nelly Sachs s’est construite avec Paul Celan et les siens, une amitié lyrique, exaltée. Et pourtant retenue.
Ainsi de la lettre de mars 1968 que Paul Celan adresse à Nelly Sachs en remerciement de la sienne :


Ma chère Nelly,
Je te remercie pour tes lignes, pour me souvenir de cette lumière. Oui, cette lumière

Une manière pour les deux épistoliers de lutter contre l’humiliation. Écrire pour surmonter le trauma de la Shoah ; écrire pour résister à l’horreur des camps de la mort, à la mort du père et de la mère, déportés au camp de Mikhaïlovka, en Ukraine, écrire pour rester debout, pour grimper (ou « monter ») comme l’exprime le poème traduit visuellement – en français et en allemand - par Giuseppe Caccavale.

DU FOND DES MARAIS monter
dans le sans-images,
un hème dans le canon du fusil Espoir,
la cible, majeure comme Impatience,
dedans.

Air de village, rue Tournefort.

Marie-Hélène Prouteau signale que la notation finale concernant le lieu où a été écrit ce poème « n’a rien à voir avec un étalage de sa vie privée. Il s’agit de l’attention habituelle chez lui aux lieux et aux dates… »
Cette « urgence de l’espoir », partagée par les deux poètes, l’artiste-plasticien l’a éprouvée à son tour puis transposée à fresque. Ainsi, aux dates méridiennes de la mort parmi lesquelles il faut inscrire la date du 15 août 1961, date de l’ultime audience du procès Eichmann à Jérusalem, il est urgent de répondre par l’énergie vitale et de remettre les forces créatrices, fraternelles et universelles au premier plan de nos existences. Ici s’inscrit la nécessité du poème. « Tendu vers un autre » … « il le débusque sans trêve, s’articule allant à lui. Toute chose, tout être, comme il chemine vers l’autre, sera figure, pour le poème de cet autre. » * 

Ainsi, traversant les marécages de l’Histoire où l’homme n’en finit pas de s’enliser, le poème, vivifié par les arts qu’il croise et rencontre en cours de route, rejoint la clarté qu’il porte en lui. De sorte que le « Perdu » et le « Non-Perdu » s’épaulant l’un l’autre dans le voyage se transmuent en vitalité créatrice sans cesse renouvelée. C’est cet enrichissement que Marie-Hélène Prouteau a mis en lumière dans Paul Celan, Sauver la clarté, arrimant sa lecture éclairante et éclairée au « méridien » de Paul Celan ainsi qu’à ses nombreux épigones. Dont elle fait désormais partie.

*Paul Celan, Le Méridien, Fata Morgana 2008

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 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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