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Fabienne Raphoz / Infini présent, l'insecte / Lecture de Michaël Bishop

Publié le 24 janvier 2025 par Angèle Paoli

Fabienne Raphoz, Infini présent,
Héros-Limite, 2024,
Lecture de Michaël Bishop

RAPHOZ LIVRE

L’infini, cet inconcevable, cet à peine mathématisable, a toujours fasciné Fabienne Raphoz. Plonger dans la foisonnante vie des oiseaux, l’émerveillante et immense variété de la vie des plantes et des animaux – et n’oublions pas qu’étant poète, Raphoz vit intensément la vie d’un alphabet capable de générer une infinité de mots d’ailleurs si souvent polysémiques – exige que l’on accepte de lutter avec le quasi vertigineux tout en cherchant à lui imposer un certain ordre, une appréciabilité, une rythmique raisonnée. Et ceci par rapport au temps comme à l’espace où baignent les phénomènes vivants observés et les mots pour caresser ceux-ci; la poète-scientifique qu’est Raphoz restant aussi finement consciente de la dimension évolutive et géographique de l’activité entreprise que de ses aspects culturels, éthiques, spirituels, au sens très large de ce dernier terme. Darwin n’est jamais loin, bien sûr, tout comme ses nombreux acolytes admirateurs ou les poètes et philosophes et les innombrables langues qui leur permettent de puiser profond dans le sens et les formes linguistiques le véhiculant par le biais d’une infinie différenciation de leur implicite indistinction – cette quasi- « mêmeté » de ce qui les sépare, comme dirait Michel Deguy. Bref, les deux protagonistes de ce beau livre s’avèrent le présent dépliant l’infini de son hic et nunc, pris dans la fatalité de sa mouvance, son à jamais mutante, mutationnelle étance, et l’insecte qui s’y incarne, ce si souvent oublié de l’incessant foisonnement ontique, ce presqu’invisible, malgré ses inimaginables dix quintillions, ce qui donne un milliard et demi pour chaque humain. La suite « Coléoptères » cite en épigraphe – déjà un micropoème, dirait-on – Ernst Jünger :

« … et j’appris, une fois de plus, quel pouvoir est enclos dans un menu morceau de substance animée » (68).

Et, tenant à affirmer l’extraordinaire présence de ce que l’on risque de voir comme le très ordinaire de l’insecte dans la vie de la Terre, Fabienne Raphoz, dans un autre poème-épigraphe, cite Moor et Ivanov dans la suite « Trichoptères » :

« La liste des trichoptères du monde (un ordre proche des lépidoptères) datant de 2006 recense : / 12, 627 espèces / 610 genres / 46 familles / auxquelles il convient d’ajouter 488 espèces (78 genres et 7 familles) de fossiles » (94).


La poésie de Fabienne Raphoz trouve ses origines dans la magie, découverte pendant l’enfance (9), des noms attribués aux insectes, oiseaux ou plantes par les souvent audacieux et toujours scrupuleux chercheurs. Leurs sonorités, leur étrangété, leur pertinence. ″Des araçaris des anhingas des organistes des trongons / des alapis des caracaras des ortalides des tangaras ", lit-on au début d’un poème faisant partie de la suite des « Hémiptères » où il s’agit de dire ce qui "peuple l’hiver ici" (54). Nomination tantôt ludique, excentrique et toujours, même scientifiquement, provisoire, souligne cette poésie. Et face à l’infini le poème choisit, échantillonne, blasonne le vaste via la miniaturisation de son texte. Sa rythmique dépend et s’orchestre au cœur du non-dit, de l’indicible que déplient la blancheur, souvent frappante, qui enveloppe, protège et brille dans le flash de la brièveté de l’inscrit. Et les formes du poème raphozien ne cessent de changer, elles-mêmes pseudo-mimétiques, implicitement infinies, presque toujours sans cette ponctuation qui pousse à clore tout débat, tout le sens qui fourmille partout dans le monde, dans la vie de la Terre; ceci malgré les classifications et attributions figurant après comme au début de chaque poème et même si une note détaillée constitue parfois le poème, contextualisant intimement l’expérience de la découverte concrète d’un insecte, comme, par exemple, avec la perla marginata (25). La structure du poème, quoique souvent simple, offre des ellipses et ainsi des obscurités, ce qui obéit au principe charien du poétique et, là encore, pousse à en infinitiser le sens. À bien des égards tout le recueil fonde non seulement un immense "salut "à l’insecte (30), mais aussi une vaste conversation avec tous ceux, toutes celles, entomologistes, poètes, penseuses et penseurs de toutes les couleurs que Raphoz cite librement dans les nombreuses épigraphes qui introduisent les différentes suites, ou évoque à l’intérieur du poème proprement dit.
Et le pourquoi de ce recueil? Saluer l’oublié, le minuscule, on l’a vu. Mais pour " savoir ", ce qui exige que l’on " voie " (15), que l’on accompagne, que l’on soit avec, parmi, dans une proximité intime (23, 25), parfois " truqu[ant] pour les voir " (15). Et, bien sûr, observer de près pour savoir entraîne l’étude surtout sur place pour amplifier, après, ce que les livres proposent ou, souvent, vérifient. L’acte de nommer, de savoir nommer devient un geste précieux, car "ouvrant le paysage", déclare la poète (29), consciente de la profondeur ontologique de ce positionnement, de cet accueil, de cette reconnaissance de la place de l’insecte dans les affaires de la Terre. De sa logique, son fonctionnement, ses rapports à tout ce que l’insecte n’est pas. Le poème, ainsi, est toujours un faire et une épistèmê, un double créer, ouvrant un site ontologiquement et écologiquement caressant qui en expose l’infini et mortellement essentiel enchevêtrement de la vie de l’insecte et de toutes les autres vies de la planète, et s’offre comme lieu d’un geste esthétique où la beauté saura scintiller, petit joyau, dans les quelques mots inscrits et les interstices de leur éphémère éclat. Un double créer, ainsi, fondé, sans doute comme tout poème, sur une sortie dans le monde, ce "{départ] dans les bois [pour] chercher le poème" (101); le poème, foyer de la poésie vivante de ce qui est, insecte et Terre et, en principe, cosmos.
Regarder les mouvements de l’apis mellifera (61), par exemple, et en méditer la logique, pousse le poème de Fabienne Raphoz à reconnaître, vivre intimement, l’intrication, la fécondante interdépendance des phénomènes de tout ce qui est. Observer, étudier, décrire, évoquer, caresser poétiquement celle-ci entraîne non seulement une conscience d’un infini au-delà même de celui de la vie de l’insecte ici et maintenant, mais aussi cette philia dont parle le deuxième poème intitulé Hémiptères pentatomorphes et qui propulse à la fois la démarche de Raphoz en tant que poète-scientifique et, peut-être, implicitement, et, ceci étonnamment, la logique de toutes les interactions de tout ce qui est, agit, devient : un amour, un principe et un acte de co-création plutôt qu’une simple survivance des plus forts. Le "oui" qui parcourt la poésie de la poète (79, 108) serait, me semble-t-il, le signe le plus sûr, "l’apophtegme" (114) ou blason, de cette double démarche, la sienne et celle du mystère des choses qui sont, ce que Beston appelle "tout cela qui se meut, achevé et parfait" (97) et qui la maintient à flot. Le poème, un sanctuaire où creuser et déclarer, sans monumentalité, grandiloquence, fioriture, mais conscient de l’infinie grandeur de l’infini du vivable.

Michaël Bishop

Voir aussi sur→ Tdf

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FABIENNE  RAPHOZ
PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
Image, G.AdC
Fabienne Raphoz dirige, avec Bertrand Fillaudeau, les éditions José Corti.
Elle a notamment publié : Les Femmes de Barbe-bleue, une histoire de curieuse, Métropolis, Genève, 1995 ; 
Poussière du ciel, édition Filigranes, 1997 ; Des belles et des bêtes, Corti, 2003 ; Pendant 1-62, éditions Héros-Limite, Genève, 2005, 
L’Aile bleue des contes : l’oiseau, Corti, 2009, Blanche baleine, éditions Héros-Limite, 2017 et Parce que l'oiseau, Corti, 2018.


■ Fabienne Raphoz
sur Terres de femmes ▼

«Migrations» in La Saison des moussesBiophilia, José Corti, 2023
→ Géologie (extrait de Blanche baleine)
→ « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d'AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
→ Parce que l’oiseau(note de lecture d’AP)
→ Terre sentinelle (note de lecture d’AP)

→ [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)
→ Ce qui reste de nous, En couverture : dessin de Ianna Andréadis, Éditions Héros-Limite


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