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" ... nos troupes du Liban ..."
« Est-ce qu’ils vont m’arrêter ? »
Elle regarde Bachar tourner en rond comme un
fauve pris au piège. Ce genre de crise l’a toujours
agacé au plus haut point. Elle, elle a traversé
des situations hautement plus critiques et tolère
difficilement les pertes de sang froid de son fils. Elle
reste muette, avec dans les yeux cette lueur fragile
et toute particulière, qui trahit ceux qui s’efforcent
de cacher quelque chose. La chaleur dans le bureau
est si suffocante qu’elle aurait envie de défaire le
nœud trop serré de son chemisier. La réaction de son
fils, de ce fils-là, ne l’étonne pas. Elle se doutait que
l’attentat provoquerait la consternation des forces
occidentales. Le régime est accusé ouvertement
d’avoir commandité l’explosion à Beyrouth qui a
tué le Premier ministre libanais. Bachar a du mal à
respirer.
« Il va falloir retirer nos troupes du Liban. Nous
n’avons pas le choix.
Elle a envie de le gifler. Comme ce jour de la
cérémonie publique d’anniversaire organisée pour
son père. Tout le monde avait commencé à applaudir,
et Bachar était resté immobile, planté au milieu de
la foule comme un imbécile. Ce comportement
suspect lui avait valu une gifle en pleine face, la plus
monumentale qu’il ait jamais reçu de sa vie, de la
part d’un agent des services de sécurité n’ayant pas
reconnu Bachar. Personne n’avait rien remarqué,
sauf elle. Elle se souvient des traces de doigts en
filigrane sur la joue rougie de l’adolescent, de son
regard oscillant entre détresse et incompréhension,
et du sentiment ambivalent que cela avait provoqué
en elle, mélange de honte et de pitié, mais aussi un
certain contentement. Combien de fois s’était-elle
retenue de le frapper ? Bachar s’était ensuite éclipsé,
de peur qu’on ne remarque son embarras.
Elle se lève et plante ses pupilles dans celles de son
fils.
« Est-ce que tu partiras de Syrie quand on te dira de
partir de Syrie ?
Elle lui murmure quelques mots à l’oreille. Et,
comme toujours, l’évocation de son père fait l’effet
d’un électrochoc. La douceur n’est pas ce dont il a
besoin.
Surtout pas ce fils-là.
Caroline Boulord, Épingle / les derniers jours d’une mère et femme de dictateur, Éditions LansKine 2025, pp.27, 28, 29.
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