Lecture
Photomontage G.AdC
Dans la petite maison, la grande vague passe.
Elle a fermé les yeux. Le temps s’écoule.
Puis elle enveloppe la pierre écrite dans le tissu
rouge. Ses mains tremblent. La grande colère est
toujours là, au bout de ses doigts.
Elle a encore peur d’être celle par qui la mort
peut arriver.
Mais ce qu’elle tient fort dans ses mains ce
sont des mots qui parlent du vol des oiseaux au-
dessus de la mer, de leur légèreté à exister portés
par ce qu’ils ne maîtrisent pas. C’est un poème
pour une enfant vivante qui ne parle pas. Jamais
un poème ne peut faire de mal, c’est ce que lui a
enseigné son vieux maître. Elle n’a oublié aucune
de ses paroles et elles lui font du bien. Il l’ac-
compagne de son regard bienveillant où qu’elle
soit. Il a cru en elle qui voulait apprendre, alors
qu’elle était encore si loin de ce qu’il lui a été
donné de vivre. Est-ce qu’il avait compris qu’il
n’y aurait que dans les signes écrits qu’elle trouve-
rait refuge ? Est-ce que lui aussi avait été envoyé
vers elle pour lui donner cet outil mystérieux ?
Avec l’écriture elle avait un moyen silencieux
d’exister. Vivre pleinement ce que nul ne pouvait
imaginer d’elle. Elle avait dans ses mains qu’elle
contemple, à plat sur le tissu rouge, de quoi aller
dans le monde, tout son être ouvert à l’amour
silencieux qu’elle porte aux êtres humains. Tra-
cer les signes éveillait son corps. En écrivant, elle
sentait chaque chose de façon intense, comme
jamais la vie sans les signes ne le lui permettait.
Elle entendait les bruits du monde autour d’elle,
l’oreille ouverte à chaque son. Elle sentait le lisse
et le rugueux des étoffes ou des pierres, du pelage
des animaux ou de la peau des êtres. Elle avait
connu la douceur, elle la ressent toujours. De l’avoir
écrite un jour l’a ancrée dans sa mémoire au plus
profond. Tout son corps d’enfant était pétri de
ces sensations vives. Aujourd’hui elle a le sen-
timent qu’elle retrouve tout cela. Comme si le
temps passé à enfanter son étrange fils, à s’occu-
per de lui dans les limites qu’il mettait par son
simple regard, à suivre sa route de lumière et de
souffrance, l’avait menée jusqu’ici. Aujourd’hui.
Sur cette terre étrangère qu’elle reconnaît pour-
tant comme sienne par tout le corps.
Alors la conviction que rien de ce qui émane
des mots écrits du poème ne peut faire de mal
l’habite enfin tout entière. Elle prépare une bois-
son avec les herbes qu’elle a appris à ramasser
et à utiliser. Elle la boit lentement, assise sur le
seuil de sa maison, le regard embrassant la vue
très duce qui s’offre à elle. Sur le cairn près de
l’oranger, elle remarque une pierre de plus, plate
comme celle sur laquelle elle a écrit. Quelqu’un
est passé.
Elle caresse de la paume de la main la pierre
plate, essayant de saisir la nouvelle qu’elle
apporte, puis elle se met en route vers le vil-
lage, vers l’enfant.
Jeanne Benameur, Vivre tout bas,
Actes Sud 2025, pp.53,54,55.
Photo © Wolfgang Schmidt
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