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Jeanne Benameur / Vivre tout bas / Lecture

Publié le 28 janvier 2025 par Angèle Paoli

      Lecture

         

Collage(1)(2)

Photomontage G.AdC

      Dans la petite maison, la grande vague passe.
      Elle a fermé les yeux. Le temps s’écoule.
      Puis elle enveloppe la pierre écrite dans le tissu
rouge. Ses mains tremblent. La grande colère est
toujours là, au bout de ses doigts.
      Elle a encore peur d’être celle par qui la mort
peut arriver.
     Mais   ce qu’elle tient fort   dans ses mains ce
sont des mots qui parlent du vol   des oiseaux au-
dessus de la mer, de leur légèreté à exister portés
par ce qu’ils ne maîtrisent pas.   C’est un poème
pour une enfant vivante qui ne parle pas. Jamais
un poème ne peut faire de mal, c’est ce que lui a
enseigné son vieux maître. Elle n’a oublié aucune
de ses paroles   et elles lui font du bien.    Il l’ac-
compagne   de son regard bienveillant où qu’elle
soit. Il a cru en elle qui voulait apprendre,  alors
qu’elle était encore   si loin   de ce qu’il lui a été
donné de vivre.   Est-ce qu’il avait compris qu’il
n’y aurait que dans les signes écrits qu’elle trouve-
rait refuge ? Est-ce que lui aussi avait été envoyé
vers   elle pour lui donner    cet outil mystérieux ?
       Avec l’écriture elle avait un moyen silencieux
d’exister.   Vivre pleinement ce que nul ne pouvait
imaginer d’elle.   Elle avait dans ses mains qu’elle
contemple,   à plat sur le tissu rouge, de quoi aller
dans le monde,   tout son être   ouvert    à l’amour
silencieux    qu’elle porte aux êtres humains.  Tra-
cer les signes éveillait son corps. En écrivant, elle
sentait   chaque chose    de façon intense,  comme
jamais la vie   sans les signes   ne le lui permettait.
Elle entendait   les bruits du monde  autour d’elle,
l’oreille ouverte à chaque son. Elle sentait le lisse
et le rugueux des étoffes ou des pierres, du pelage
des animaux    ou de la peau   des êtres. Elle avait
connu la douceur, elle la ressent toujours. De l’avoir
écrite un jour l’a ancrée dans sa mémoire  au plus
profond. Tout son corps   d’enfant   était pétri   de
ces sensations vives.   Aujourd’hui    elle a le sen-
timent   qu’elle retrouve tout cela.   Comme  si le
temps passé à enfanter son étrange fils,   à s’occu-
per de lui    dans les limites   qu’il mettait par son
simple regard, à suivre   sa route de lumière et de
souffrance, l’avait menée jusqu’ici. Aujourd’hui.
Sur cette terre étrangère   qu’elle reconnaît pour-
tant comme sienne par tout le corps.

      Alors la conviction que rien de ce qui émane
des mots    écrits du poème ne peut faire de mal
l’habite enfin tout entière. Elle prépare une bois-
son avec les herbes   qu’elle a appris  à ramasser
et à utiliser.  Elle la boit lentement,  assise sur le
seuil de sa maison, le regard embrassant   la vue
très duce qui s’offre à elle.   Sur le cairn près de
l’oranger, elle remarque une pierre de plus, plate
comme celle sur laquelle elle a écrit. Quelqu’un
est passé.
     Elle caresse de la paume de la main la pierre
plate,   essayant de saisir    la nouvelle   qu’elle
apporte,    puis elle se met en route   vers le vil-
lage, vers l’enfant.

Jeanne Benameur, Vivre tout bas,
Actes Sud 2025, pp.53,54,55.

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Photo © Wolfgang Schmidt

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