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Joël Bastard / Filumena / Lecture

Publié le 29 janvier 2025 par Angèle Paoli

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     Pourquoi se lever après des nuits pareilles.
Pourquoi se lever, Santu Cristu. Du coucher au lever, les Malemorts viennent me chauffer les oreilles et jeter du sel noir dans mes yeux. Je suis là, plantée au milieu de ce square, viser l’Antoine pour de malheureuses cigarettes. De malheureuses clopes de malheur pour mon bonheur. Même si je laisse croire que c’est pour le pain à cette teignasse de Francine, c’est pour les cigarettes. C’est dingue comme j’aime fumer. Je suis là, noyée dans la chaleur et les souvenirs qui ne portent plus. Que j’ai usés jusqu’à la corde. Je l’ai mâchouillée, cette corde, du temps où j’avais encore des dents. Derrière cette corde, il y a mon enfance comme une île dans l’île. Peux pas mieux dire. Chacun porte la sienne au beau milieu de soi. Il y a tellement de monde que je ne connais pas dans mon quartier. Je regarde ce vieil Arabe muet, toujours assis, face à la rue. Toujours calme. Une jambe croisée sur l’autre, comme un philosophe, les deux mains sur son genou, sa canne près de lui. A quoi pense-t-il loin de sa naissance. De quelle nuit de sel noir vient-il lui aussi. Dans quel voyage immobile est-il enfermé. S’est-il enfermé. On pourrait presque se parler. S’échanger nos immobilités. Ce ne serait pas difficile de m’avancer vers lui, de m’asseoir à côté de lui et de lui dire que je le vois chaque matin, lui qui regarde la rue. Compte-t-il les voitures. S’intéresse-t-il à ceux qui vont et viennent du haut de la montagne au bas de la mer. Marchera-t-il de mémoire les terres tunisiennes, algériennes ou
marocaines. Oser l’approcher, lui parler. Eh merde, je ne vais pas commencer aujourd’hui.

Filumena, les côtes de bettes. Qu’attends-tu.

    Une montagne de côtes de bettes se dresse sur la table. Je dois les laver, feuille après feuille.
Enlever un à un les petits cailloux, les vers, les limaces minuscules, les brins de paille. Je dois
Tirer un à un les fils des grandes tiges. Ratatiner cette montagne, mettre son blanc d’un côté et son vert de l’autre pour la meute affamée de midi. Père les a déposées tôt ce matin. J’avais bien vu les cagettes en descendant de ma chambre. Je me demandais ce qui allait encore me tomber dessus. Un peu de côtes ça peut aller, mais une montagne. Ma mère est au lavoir pour la literie. Avec les draps de la meute on pourrait couvrir la place de l’église. Je regarde la fenêtre et les ombres qui passent dans la calade. J’entends braire un âne. Le facteur a déposé dans l’entrée une facture d’électricité, une lettre du Jura et une carte de Versailles. La lettre du Jura vient d’une tante qu’on ne connaît plus, qui a travaillé à Paris et qui vit maintenant à Poligny avec sa fille un peu particulière. Stefanu nous a écrit trois mots. C’est difficile pour lui d’écrire en français et personne ici n’écrit notre langue. Il n’est pas allé à l’école très longtemps lui non plus. On parle tous le français bien entendu, mais, heureusement, on parle surtout notre langue. Les objets dans notre langue sont plus réels, tu vois, je les sens au fond de moi. Ils ont du physique. Un bâton dans notre langue, on le tient mieux dans la main.

     Stefanu, ici, il aidait Père aux bêtes. Enfin, il aidait, façon de parler. La viande qu’il devait vendre, il se faisait un plaisir, une joie, un honneur, de la donner d’un village à l’autre à tous ceux qui l’enfarinaient de compliments sur sa prestance. L’âne ne se fatiguait pas longtemps avec lui. C’était un seigneur avec la sueur de son père. Tout le monde riait de lui, la bouche pleine de cochons.

    Pas un bruit dans le village, il est dix heures du matin. Combien de côtes de bettes me faudra-t-il pour quitter cet ennui.

Joël Bastard, Filumena, roman Belfond, 2024, pp.59, 60, 61, 62.

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Joelbastard


■ Joël Bastard
sur Terres de femmes ▼
→ Une cuisine en Bretagne (lecture d’AP)
→ Bakofé
→ Casaluna
→ Chasseur de primes (lecture de Paul de Brancion)
→ Le visage de Mah
■ Voir | écouter aussi ▼
→ le blog de Joël Bastard
→ (sur le site des éditions LansKine) la page de l’éditeur sur Une cuisine en Bretagne
→ (sur YouTube) une lecture musicale d’Une cuisine en Bretagne par Joël Bastard


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