Le jury est composé de quinze personnalités du théâtre, du spectacle vivant et du cinéma français. Assis sur deux rangs dans l'obscurité du théâtre de l'école, qui est d'ailleurs un grand et beau théâtre à « l'italienne » classé monument historique, chaque membre du jury note son appréciation après le passage de chaque candidat sur un dossier posté studieusement devant eux, éclairé par une petite lampe verte de bureau. C'est la deuxième session des auditions, c'est-à-dire qu'ils voient, aujourd'hui chaque candidat pour la deuxième et dernière fois avant les éliminations finales.
L'appariteur entre sur la plateau, muni de sa feuille sur laquelle figure la liste des candidats et l'ordre de passage. Posté au centre de la scène, il annonce, d'une voix portée :
- Candidat N° 549, Monsieur Oreste A. !
Chantal H. actrice de la Comédie Française, chuchote à son voisin de droite et ami, Anthony G., lui aussi comédien :
- Ah oui... et lui alors, le 549, tu lui a mis quoi comme prix au premier tour... « Fesse d'or » ou « Fesse de bronze » ?
- Euh... lui c'est « Fesse d'argent », Chantal...
Ils ricanent tous deux à leurs blagues de gamins quinquagénaires, alors que le candidat et ses partenaires vont bientôt entrer pour commencer la scène.
Au même moment, au premier rang, Sylvaine P., professeur de chant et chanteuse lyrique, chuchote à sa voisine, la célèbre actrice de cinéma, Karine C.
- C'est un peu long cet après-midi, ne trouves-tu pas ?
- Ouais, j'en ai marre, moi aussi. Qu'est-ce qu'ils ont tous à beugler comme ça... On est pas sourd...
- Oui, ils vont se briser la voix...
- S'ils parient que c'est celui qui parlera le plus fort qui se fera le plus remarquer, ils ont tout compris... Mais pas dans le bon sens, tu peux me croire...!
Le directeur se penche, pour dire très poliment un petit « chut !», aux deux femmes car le candidat a l'air d'entrer sur la scène pour se préparer à commencer... Karine C. continue, plus bas :
- Et puis, j'ai tellement envie de sortir pour m'en griller une... c'est dans combien de temps la pause ?
- Je ne sais pas... une heure je pense.
Tous les membres du jury s'apprêtent à regarder la scène qui va bientôt commencer. Ils regardent les trois jeunes femmes sur la scène en train d'installer le stricte nécessaire pour la scène : une table, une chaise, un fauteuil. Chantal H., s'adresse discrètement à son voisin...
- Ben, il est où ce 549 ?
- Je sais pas... mais, c'est pas très classe. Ce sont ses copines qui se tapent tout le boulot d'installation !
- Il va arriver.
Les trois filles ont l'air d'être prêtes à commencer.
Deux filles sont placées en avant scène et regarde la troisième, vêtue d'une robe rouge, placée au centre du plateau en fond de scène, elle aussi de dos. Elle tient le rideau du fond de scène dans une main. Comme si elle regardait lassivement vers l'extèrieur à travers une fenêtre. L'une des deux filles habillée en domestique commence son texte...
- Un tilleul, madame ?
La femme, sortie de ses rêveries par la voix de sa bonne, fait un signe de négation avec son main. Son geste est lent et lourd... Puis elle quitte la fenêtre en se dirigeant vers la coulisse, côté Cour. Titubante, lourde, sonnée, elle sort.
(Alors pour comprendre encore le jargon théâtral : lorsqu'on est assis dans le public face à la scène, le côté Jardin est sur la gauche, et le côté Cour est sur la droite. Pour l'acteur qui se situe sur la scène et qui est face au public, c'est l'inverse... Le côté Jardin, devient le côté qui est sur sa droite, alors que le côté Cour est sur sa gauche... cela permet de ne pas faire de confusion pendant les répétitions lorsque le metteur en scène te dis : "Sort à droite !" parce que sinon, tu te dis... "Euh, ta droite ou ma droite ?!" On perd du temps, tout le monde est énervé, et c'est catastrophique pour les humeurs et les susceptibilités.... alors maintenant c'est Jardin et Cour...comme dans une maison, la scène c'est la maison et il y a la cour et le jardin... NB : petite technique pour se souvenir où est la cour et où est le jardin... Il suffit de prendre les premières lettres de chaque mot : J et C... et là pour vous souvenir, vous pensez Jean-Claude ou Jésus-Christ ou Jules César.. dans le sens de la lecture, J est à gauche et C à droite.. pas con hein ?!)
Un silence pesant commence à planer à l'intérieur du théâtre. Le jury n'a toujours pas vu le candidat qu'il attend. Voilà déjà trente secondes que la scène à commencer...
Les deux bonnes s'affairent, se précipitent vers la table.
- Claire, va chercher le tilleul.
- Mais elle n'en veut pas.
- Va chercher le tilleul, et met le poison. C'est pour ce soir.
- Mais...
- Ne faiblis pas !
La jeune bonne, Claire sort de l'autre côté. Solange reste seule quelques instants... La femme en rouge revient, munie d'un peignoir en satin et descend lentement vers l'avant-scène. Puis elle s'adresse à sa bonne. Sa voix est rauque. Sombre... Elle semble plus âgée...
- Solange !
- Oui, madame...
- Je t'appelais pour te demander...
Le jury est captivé par la pesanteur qui règne dans cette scène mais s'impatiente. Toujours pas de candidat. Chantal H. chuchote à son voisin...
- Mais il est où, c'est absurde !
- Je sais pas...
La scène se poursuit. La femme en rouge a l'air ivre, trébuche et dis quelque chose que le jury n'entend pas. Quelques membres du jury rient, enthousiasmés par la justesse et la particularité de cette actrice...
- Oui, je t'appelais pour... pour te... pour te demander ton avis... Qui a bien pu envoyer ces lettres ? Aucune idée... naturellement... vous êtes comme moi, aussi éberluées !
Quelques membres du jury semblent comprendre que le candidat est dissimulé sous les traits de cette femme en rouge. Anthony G. chuchote à Chantal H.
- C'est lui... il joue le personnage d'une femme...
- Mais laquelle ?
- C'est la femme en rouge !
- Oh... merde... c'est génial...
La scène se poursuit... Le jury est totalement sidéré par la vraissemblance du personnage... La démarche est à la fois féminine et malgré tout singulière. La voix est sombre, mais douce. Pas de cris, pas de grands sentiments, juste une pauvre femme ivre, malheureuse de savoir son mari enmprisonné pour une affaires de lettres anonymes... Le jury est plongé dans l'action et suit l'histoire attentivement.
La scène se poursuit. De plus en plus rapide, l'action est à son summum de l'excitation. La maîtresse de maison vient de découvrir que monsieur a téléphoné durant son absence pour lui dire qu'il est en liberté provisoire et qu'il l'attend dans un grand restaurant.... Les bonnes avaient omis de la prévenir, volontairement. Madame court dans tous les sens pour se préparer, sans oublier de les réprimander d'avoir oublier de la prévenir. Elle exige qu'on lui amène la plus belle de ses toilettes, d'appeler un taxi... Et pourtant les bonnes doivent faire boire le tilleul empoisonné avant qu'elle ne sorte rejoindre son mari. Elle risque de découvrir que ce sont elles les auteures des lettres anonymes qui ont inculpé son mari. Mais celle-ci ne cesse de bavarder, euphorique et encore alcoolisée. Elle approche à plusieurs reprises la tasse de tilleul près de ses lèvres, tout en s'apprêtant, mais toujours une phrase qui exprime la joie de cette bonne nouvelle interrompt son geste. Les bonnes sont à bout, madame aussi. Le suspense est à son comble... Le moment fatidique, arrive ! Elle est prête à sortir rejoindre son mari, traversant la scène sur ces hauts talons et son grand manteau de fourrure lorsque qu'elle glisse et effectue un vol plané pour enfin se rétamer littéralement sur le sol, dans une grâce, qu'on ne pouvait lui soupçonner. Le jury, hilare, ne peut s'empêcher de réagir sur ce coup de théâtre, excellement calculé. La fin de la scène est arrivée. Le directeur lance dans un grand éclat de rire le fameux « Merci ! ».
Lorsque je sors de la scène, je suis complètement anéanti par ce qu'il vient de se passer... Hélène et Audrey sortent derrière moi pliées en deux... Hélène qui a du mal à retenir son sérieux...
- C'était génial Oreste ! Tu as été génial !!!!
- Arrête ! La honte, t'as vu le vol plané que j'ai fait ?! C'est fichu !
- Tu rigoles où quoi ! Tu n'as jamais aussi bien joué cette scène !
- J'ai eu un trou ! au moment des lettres...
- Mais oui ! Et au début ? Pourquoi tu n'as pas dis ta première réplique et que tu es sorti...
- Parce que comme un gros con ! j'avais oublié le peignoir en coulisse...
- Mon dieu.. l'angoisse... du coup j'ai enchaîné directement sur le tilleul...
- T'as bien fait !
- Les filles ! C'est une catastrophe !
- Je crois pas... bien au contraire. Je pense qu'on les à réveiller... et les erreurs je suis sûre qu'ils ne les ont pas vu.
- Bon, allez Oreste ! il n'y a plus qu'à attendre les résultats ce soir !
Après un silence... Je m'adresse discrètement à Hélène...
- Plus jamais tu ne me fais boire de l'alcool avant d'entre sur scène ! Je suis complètement bourré....
(A suivre.)