<< Poésie d'un jour
Divan de psy. Source
A.- « En fait, la mort ce sont les déménageurs », voilà ce que m’a dit mon psy. » Ce sont les déménageurs que vous attendez et qui doivent venir et tout emporter avant l’arrivée des nouveaux propriétaires. » « Et l’écrivain ? », lui ai-je demandé. Il n’a pas répondu mais il a hoché lentement la tête comme s’il voulait me montrer qu’il réfléchissait à ma question ou alors que je devais y réfléchir moi-même.
B.- « Ne les laisse pas entrer », ai-je pensé. Tu resteras sur place. Qu’ils te délogent au bulldozer, qu’ils te prennent au lasso, ai-je encore encore pensé. J’ai grandi ici, j’ai fumé mon premier joint ici, j’y ai découvert la masturbation, dans la baignoire de la salle de bains du premier étage, j’y ai baisé pour la première fois, puis je me suis transformé en adulte enchaîné par le principe de réalité et maintenant, en raison d’une transaction immobilière, suspecte qui plus est, au profit d’un promoteur qui, sur les photos, a l’air aussi véreux que ses cheveux gominés, on veut que je dégage ? Et l’esprit de papa, l’esprit de maman, l’esprit de Mima, ma grand-mère espagnole, que deviendront-ils sans moi ? Ça, l’agence, représentée par une grosse femme bronzée qui fumait et riait aussi gras que son corps et sans raison, n’a pas su me le dire.[…]
B.- Il y a longtemps que personne n’est venu. J’espère le jour durant, j’espère une bonne partie de la nuit, jusqu’au moment où le sommeil me terrasse. Personne, jamais personne. Jadis, il en venait du monde ! Ça arrivait de partout. On n’avait pas le temps de dire ouf que le timbre se déclenchait, que la porte était martelée de coups. Mais à présent, nada. Parfois je colle mon oreille au battant, je pense : ça y est, j’entends quelque chose, quelqu’un, puis je déchante et je me dis : C’est dans ta tête, tu prends tes désirs pour des réalités en croyant que le miracle est sur le point de s’accomplir. Parlez-moi d’un miracle ! Jadis, cette agitation perpétuelle, on aurait dit un hall de gare, ma parole, je ma considérais comme une malédiction. Et voilà que j’en fais un miracle. Ah, le cœur de l’homme est changeant, traître à soi-même. Chuuut ! Enfin ! Là, ça ne fait pas le pli. C’est bon ! Hourrah ! Alléluia ! Je prends les devants et j’ouvre ou bien j’attends ? J’attends. Une minute. Deux. Dix. La cloche de l’église du village sonne l’heure suivante. Bientôt il fera sombre. Le soleil a disparu derrière le vieux charme. Je vais tenir combien de temps, ce soir, avant que le sommeil m’assomme, ou plutôt, qu’il me permette d’échapper à la désillusion, à l’amertume, au chagrin, intime de tous les dépités, depuis toujours ? […]
C.- Quelqu’un viendra comme vient la foudre.
A.- Comme tombe la neige.
B.- Comme se lève le soleil sur les jardins étincelant de rosée.
C.- Quelqu’un viendra comme fouette la pluie.
A.- Quelqu’un viendra comme arrive un nuage sur le bleu d’un ciel d’été.
C.- Comme une bourrasque qui dévaste tout.
B.- Quelqu’un viendra comme souffle une légère brise, au matin, qui apporte le parfum des roses monté des jardins étincelants de rosée.
A, B et C.- Oui, quelqu’un viendra, comme s’abat la grêle, comme se produit un raz-de-marée.
Emmanuel Moses, Et souviens-toi que je t’attends,
Illustration originale de couverture de Jean-Claude Loubières, ©Monologue & l’auteur,
Collection MONOLOGUE, revue de langue et de littérature 2024, pp.32,33,34,35,37.
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EMMANUEL MOSES
Ph. © Jean-Luc Bertini
Source
■ Emmanuel Moses
sur Terres de femmes ▼
→ L’Auberge du bord de la route, Éditions Le Bruit du temps, 2024, (Lecture d’A P)
→ Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
→ [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
→ [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
→ [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
→ Dona (lecture d’AP)
→ [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
→ Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
→ [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
→ [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
→ La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
→ Quatuor (lecture d’AP)
→ [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
→ [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
→ [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)
→ Étude d’éloignement, poèmes, Éditions Gallimard 2023
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Al Manar) la fiche de l’éditeur sur Tout le monde est tout le temps en voyage