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Des années que j’envisageais Le Havre dans la distance, la ville tapie dans un arrière-monde tel un palais dans le brouillard, et pourtant je n’avais pas échappé aux enquêtes qui décrivaient par quel processus le port était devenu l’une des principales portes d’entrée de la cocaïne en Europe, ni aux reportages qui détaillaient le mode opératoire des trafiquants, tentaient d’approcher les complicités ou de saisir l’omerta des quais – j’étais impressionnée par ces documentaires tournés en immersion avec leur lot de voix off dramatiques tournés en immersion avec leur lot de voix off dramatiques, d’images floutées et de caméras cachées qui savaient jouer de la corde sensationnaliste – et voir surgir le nom de la ville dans un article, parfois son nom entier, Le Havre de Grâce, déclenchait toujours en moi une secousse invisible, un émoi ténu, fugace, qui s’évanouissait tout en imprimant son pinçon sur ma peau. Mais assise dans la voiture aux côtés de Zambra, toute distance abolie, j’étais prise dans le truc, j’étais mêlée à tout ça et je voulais savoir.
Je me suis tournée vers le large. Sept navires se partageaient la rade, dont cinq, effectivement, étaient des porte-conteneurs, la ligne d’horizon se déchiffrant ici tel un répertoire de bateaux, un catalogue dont nous avions appris à identifier les modèles en fonction de leur profil sur l’eau, de leur forme, de leur couleur, un peu comme d’autres enfants apprennent à reconnaître les arbres – s’il y a du bleu sur les cheminées du navire, il s’agira d’un bateau grec, si la coque du cargo est rouge, c’est qu’il est lège, c’est-à-dire vide, une partie de la carène visible, laquelle est souvent recouverte de peinture antifouling couleur brique. Mais les porte-conteneurs, eux, n’ont pas profil de bateaux, c’est autre chose, autre chose qui flotte. Un profil qui ne ressemble à rien, un profil de boîte à chaussures. Pourtant, ils ne vont pas incognito et présentent leur identité : les compagnies maritimes usent ainsi de leur coque comme d’un bandeau publicitaire en y faisant peindre leur nom en lettres visibles à plus de trois milles nautiques – Evergreen, Maersk, CMA CGM-, et leur port d’attache côtoie leur matricule à la poupe. Souvent des noms de ports bizarres, à la fois méconnus et mythiques, des noms que peu d’entre nous savent situer, rattacher à un pays ou à un continent, mais qui clignotent tels des boutons lumineux sur le planisphère du capitalisme mondialisé, établissent d’autres canevas de trajectoires et d’échanges, une géographie de circuits obscurs au verso des parlements à fronton de marbre. Nassau/ Bahamas, Monrovia/ Liberia, Port-aux-Français / Îles Kerguelen. Des grosses boîtes de petites boîtes. D’ailleurs on ne les appelle pas par leur nom de baptême, on les désigne par leur capacité de fret, on dit « un dix-mille-boîtes », un « quinze-mille-boîtes », sachant que les plus grands d’entre eux en chargent plus de vingt-mille pour quatre cents mètres de long et soixante de large – proportions qui déclenchent des comparaisons attendues avec des stades de foot ou de tours Eiffel. Des bateaux dont certains n’ont même plus de pont et vont comme des caddies de supermarché, de simples contenants, la hauteur du chargement telle une paroi de montagne et la cale remplie selon le poids des conteneurs et les ports de destination. Trois millions de boîtes transitent chaque année dans le port du Havre, c’est tout le truc.
Nous avons quitté la ville par le port du Commerce et longé l’arrière-port après avoir dépassé la gare. Zambra avait mis le GPS, j’ai pensé qu’il n’était pas d’ici, qu’il avait dû prendre l’accent de la ville une fois fondu dans la population, un peu comme les oiseaux adaptent leur plumage aux saisons et aux amours…
Photo: source
Maylis de Kerangal, « L’hirondelle » in Jour de ressac, Verticales 2024, pp. 179, 180,181,182.
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Maylis de Kerangal ©Radio France - Vincent Josse