Mara. Elle a fait un rêve. Déjection violente d’un présent qui perdure. Au matin, elle se réveille meurtrie. Visage défait par les tourments de la nuit. Elle raconte. « Mara la Noire ». Sa vie de recluse séquestrée. Mara au bord de la tragédie. Ils écoutent. Patients. Ils accueillent sa parole. Colère et désespoir. Chagrin.
La lagune. Ils avaient roulé ce mot de lagune dans leur bouche, chacun à sa manière. C’était comme un bonbon ancien, mystérieux, chargé de rêves. Et pourtant, il gardait une saveur fade et creuse. Lacunaire. Faite d’un mélange d’eau de mer et d’eau saumâtre. Un jour pourtant, la lagune les avait entraînés jusqu’à elle. Ils avaient d’abord découvert le large, la mer grise. Les grandes plages désertées du Lido abandonnées au vide de la solitude. Ils avaient marché longtemps dans le vent et les embruns. Elles avaient marqué le sable de leur empreinte jumelle. Elles récitaient Duras. Elles récitaient son nom de Venise. Elles erraient à l’embouchure du Mékong. Elles faisaient crisser sous leurs pas les coquillages qui affleuraient dans les trous d’eau. Le Pacifique les berçait du roulis nonchalant de ses vagues. La mendiante s’était glissée entre elles. Elles étaient habitées de son chant. Portées par une émotion qui les jetait l’une vers l’autre.
Elles avaient retenu leur tendresse sur le fil.
Pour la mendiante et pour elles-mêmes.
Elle avait retrouvé le vaporetto du retour avec un certain soulagement. Il lui semblait qu’elle retournait à la vraie vie. Le Lido était mort. Ouvert sur le large, mais vide. Mortes et vides, les villas l’étaient aussi, comme le grand hôtel aux allures viscontiennes. Les arbres défeuillés geignaient sous les rafales. Le froid humide et pénétrant la glaçait. Accoudés au bastingage, ils regardaient les formes de la cité lacustre venir à leur rencontre, de plus en plus précises. Ils reconnaissaient au passage le campanile de San Giorgio, le corps rond et massif de la Salute, les ciselures de la place Saint-Marc. Ils allaient regagner l’intérieur des terres. C’était comme un repli nécessaire. Elle en savourait par avance les bienfaits. Elles avaient abandonné aux vents lagunaires, là-bas, de l’autre côté de la vie, le chant de la mendiante. Elles se serraient l’une contre l’autre, attentives, à l’affût chacune des contours, replis et formes, désirés dans le silence. Elles vibraient d’une attente qui n’osait s’exprimer, d’une tension contenue qui fluait et refluait de l’une à l’autre. D’Inès à Mona. De Mona à Inès.
Mona se disait que peut-être Inès n’était pas prête à recevoir cette vérité d’elle qui l’appelait vers l’autre femme. Vers Mona. Mais quand le serait-elle ? Jusqu’à quand lui faudrait-il attendre ? Cette mélodie enfouie depuis les origines dans les fibres secrètes de son corps, Mona la reconnaissait. Elle était sienne depuis toujours. Mais avec Inès, elle n’osait pas. Elle avait peur qu’un geste, un mot, un sourire même ne viennent faire voler en éclats cette promesse. Elle avait peur du refus de l’autre. Peur du malentendu. Peur aussi de ses réactions. Les siennes, surtout. Le soir dans l’unique chambre qu’ils se partageaient, Inès se pelotonnait contre le corps de Yann, guettant le mystère de son sommeil à elle, cette autre femme qui s’endormait non loin d’elle. Peut-être Inès rêvait-elle de se couler contre le corps de Mona, un corps musclé de motarde dont elle percevait — à la dérobée — l’élasticité sous la cotonnade flottante du pyjama ? Mona espérait qu’Inès se déciderait à franchir le premier pas. Elle rêvait de longs embrasements de leurs corps jumeaux. Demain peut-être. Ce serait pour demain. Cette pensée la tenait en émoi.
Elle se sentait dans un hors-temps qui n’appartenait qu’à elle.
San Michele. « L’île des morts ». Le vaporetto glisse sur la lagune. Eau lisse, vaguement huileuse. Peu à peu les brumes de la nuit s’estompent. Une longue barque fuselée traverse. Tendue de voiles noirs. Elle accoste dans le silence. Une femme en sort la première, invisible sous ses mousselines. Des silhouettes sombres la suivent. Une autre gondole arrive, luisante et silencieuse. Le cercueil est hissé hors de l’embarcation, porté en terre ferme par quatre redingotes ténébreuses. Le froid de la mort les frôle au passage.
Ils s’éloignent, recroquevillés sur leur silence.
L’île de San Michele est belle mais noire. Mystérieuse et glaciale. Un rai de lumière tente une percée à travers des restes de feuillages. Les allées couvertes de feuilles mortes bruissent sous les pas. La première tombe est la tombe d’un poète. Quelques vers courent sur la pierre abandonnée. Le nom du poète italien lui saute au visage. C’est aussi le nom de Mara.
« Mara la noire ». Un nom de marionnettiste. Un nom en accord avec la personnalité imprévisible de celle à qui il appartient. Que faire de cette coïncidence qui la bouleverse ? L’angoisse l’oppresse, qui la laisse sans voix. Quelque chose d’insolite et de dangereux l’habite. Quoi, au juste ? Elle savoure cette impression d’« inquiétante étrangeté ». Le malaise se dilue dans ses veines.
Son savoir est contenu dans les rêves.
Un peu plus loin, la tombe d’Ezra Pound est indiquée par une flèche. Un balai de sorcière pose à côté du grand homme, hirsute et enrubanné de rouge. Fiché de guingois dans le sol, il a été abandonné là par le gardien du cimetière, peu soucieux des hiérarchies. Pull down thy vanity.
Des notes grincent entre les tombes. Diaghilev et Stravinsky, en vis-à-vis, affutent leurs notes. Vivaldi va-t-il surgir de sa boite ? Diable monté sur des ressorts ? Flanqué de nonnettes folles, le grand prêtre roux mène la sarabande. Le « concert baroque » peut commencer.
Elle, sous l’emprise de la peur.
Errance longue et lente dans le cimetière juif. Silence de mort.
Ils rejoignent le quai. L’arrivée du vaporetto, un soulagement. La promesse est tenue : la vie continue ailleurs. Un temps, suspendue, elle reprend. Sur les damiers de la ville.
Résurrection, auréolée de lumière.
"Venise " image de G.AdC
Angèle Paoli, «Ceneri/Braises» in Italies FabulÆ, Récits &Nouvelles, Postface Isabelle Lévesque, Al Manar 2017, Couverture: Maso Finiguerra, †1464.
=> Voir un portrait d'Angèle Paoli par Guidu Antonietti di Cinarca