ENTRETIEN Un livre magnifique, rassemblant ses œuvres et un entretien avec Charles Juliet, illustre la démarche exemplaire de l’artiste.
Le parcours existentiel et artistique de Fabienne Verdier fait figure, pour beaucoup, de véritable leçon de vie. Initiée à la calligraphie traditionnelle au fin fond de la Chine, au lendemain de la Révolution culturelle, ainsi qu’elle le raconte dans Passagère du silence, l’humble disciple de Maître Huang Yuan est aujourd’hui une artiste de renommée internationale. Est-ce pour autant une « star » ? Le prétendre serait ne rien comprendre à ce qui l’anime ni à ce qu’elle vit...
- Qu’est-ce qui, depuis votre rude apprentissage en Chine, a changé pour vous ?
- Pour l’essentiel rien n’a changé : j’en suis toujours à me battre pour me construire, et ce n’est pas plus facile aujourd’hui que dans mes périodes d’apprentissage les plus rudes. Cela tient d’abord au fait que la relation au monde actuel est très difficile. Le monde de la consommation fausse notre rapport à autrui autant qu’il menace chacun de nous. J’ai tout à fait conscience, par exemple, du danger que représente ce qu’on appelle le marché de l’art, auquel je participe pour vivre de ma peinture, mais avec réticence, sans aucun goût pour les mondanités, et je sens que plus ça ira et plus je m’enfermerai. Je constate que plusieurs de mes camarades artistes chinois, qui crevaient de faim quand je les ai connus, gagnent aujourd’hui des millions de dollars. Je m’en réjouis pour eux, mais l’art est autre chose pour moi qu’un moyen de se faire de l’argent. On n’a pas idée des sacrifices qu’il représente, et je me refuse d’ailleurs à produire pour vendre.. Je tiens à rester rare afin de préserver mon intégrité ; en fait je me bats contre le marché ! Par ailleurs, je détruis 80% de mes travaux. Ceci dit, je viens de passer deux mois durant lesquels, ayant à présenter mon livre en Belgique et en Suisse, j’ai fait d’innombrables rencontres à la fois émouvantes et stimulantes : de jeunes gens qui doutent de tout et que ma démarche encourage à poursuivre une recherche personnelle ; de vieilles personnes aussi qui me disent que ma peinture les aide à vivre ; et cela va plus loin que la jouissance esthétique : cela touche au sens de la vie. Bref, on me rend au centuple ce que j’essaie de donner.
- Le grand collectionneur zurichois Hubert Looser vous a comparée aux maîtres de l’abstraction lyrique américaine, avant de vous inviter à « dialoguer » avec De Kooning, Cy Twombly ou Donald Judd par des créations qu’il a incorporées à sa collection. Comment l’avez-vous vécu ?
- Looser a découvert mon travail à Lausanne, à la galerie Pauli, puis il a débarqué dans mon atelier avec toute une documentation qui m’expliquait la parenté de mes recherches avec celles de Kooning, de Pollock ou de Barnett Newman, dont je ne me doutais pas. Or j’ai trouvé, chez ces peintres, une préoccupation spirituelle fondé sur des recherches que j’ignorais, recoupant la mienne. Jusque-là, je ne comprenais pas l’art radical d’un Donald Judd. Or la proposition si généreuse de Hubert Looser, de créer des œuvres en résonance avec ces maîtres m’a révélé leurs univers tout en m’aidant à mieux définir la spécificité de mon abstraction.
- Dans quelle mesure celle-ci participe-t-elle encore de sa source chinoise ?
- Il est évident que l’enseignement de mon maître reste une base fondamentale, avec tout ce qu’il implique. Les bâtonnets primordiaux, mais aussi la transmission d’un souffle immense. Ainsi je voulais que ma peinture s’ouvre à une dimension plus universelle, et c’est le sens aussi des grands formats que j’investis comme des paysages. Je m’y promène, J’y rêve. Par rapport aux abstraits américains, je ne me sens pas, comme eux, démiurges tout-puissants, mais plutôt dans la lignée du non-vouloir et d’une connaissance purement intuitive. Ma peinture est une peinture d’au-delà du désir d’art, elle s’accorde à une notion que le bouddhisme appelle l’« ainsité », exprimant avec fulgurance ce qui est ainsi, ce qui doit être ainsi et pas autrement. Sans jugement de valeur, « cela » chute dans le réel. Je foudroie la forme. C’est le sens de l’expression « entre ciel et terre ». Le tableau prend forme parce qu’on est en plein accord avec cette verticalité. J’ai alors le sentiment de travailler dans une sorte de mémoire primordiale. Nous sommes tous des fragments de mémoire. Je ne suis, pour ma part, qu’une petite tête chercheuse de cette mémoire incommensurable. Il y a en chacun de nous des milliards d’univers « à naître », et cette alchimie intérieure qui entre en résonance avec la nature – fondamentale pour moi – mais aussi avec les œuvres les plus diverses, les mystiques du moyen âge ou Gabriel Fauré, Leopardi ou Hofmannstahl, entre tant d’autres rencontres vivantes ou posthumes, constitue l’ « encre » d’où se précipite le trait de pinceau...
Ainsi fulgure la beauté
Un formidable trait vertical de pinceau rouge sur fond vert (couleurs de la passion) et le titre Entre terre et ciel, constituent le fronton du magnifique ouvrage faisant suite (notamment) à L’unique trait de pinceau (Albin Michel, 2001), où se trouvait illustré, non moins somptueusement, la passage de l’œuvre calligraphique à la peinture, et à Passagère du silence (Albin Michel, 2004), récit de l’apprentissage et des tribulations chinoises de Fabienne Verdier. Devenue peintre à part entière, accueillie dans le gotha de l’art contemporain par le truchement de la galerie lausannoise d’Alice Pauli, Fabienne Verdier nous fait entrer ici dans le jardin secret d’île-de-France où, loin de la rumeur du monde, dans le voisinage privilégié de la nature, elle exerce son ascèse créatrice. Un entretien de haute volée, avec l’écrivain Charles Juliet, nous éclaire sur le processus de cristallisation de l’œuvre, de la plus simple donnée quotidienne à la plus profonde méditation, alors que deux reportages photographiques (un portrait en mouvement de Dolorès Marat et un aperçu du Rituel du feu, signé Naoya Hatakeyama, par lequel l’artiste brûle impitoyablement ses « ratés ») nous font approcher la réalité physique du travail de Fabienne Verdier, pour lequel un atelier avec « fosse à peindre » a été construit par l’architecte Denis Valode. On se rappelle alors que cet art de l’épure extrême procède d’un véritable combat, évoquant une sorte de danse de tournoyant derviche, avec un pinceau plus grand que l’artiste, suspendu au plafond et tenu verticalement, dont le trait va saillir comme une foudre liquide. Fascinante « visite », que prolonge l’émerveillement de quatre-vingt peintures admirablement reproduites, où la beauté fulgure.
Fabienne Verdier Entre terre et ciel. Texte de Charles Juliet. Photographies de Dolorès Marat et Naoya Hatakeyama. Albin Michel.
Charles Juliet. Entretien avec Fabienne Verdier. Albin Michel, 73p. (ce petit ouvrage constitue l'édition séparée de l'entretien figurant dans Entre terre et ciel)
Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 18 décembre 2007.