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Jacqueline Saint-Jean / Versenvers / Lecture de Marie-Hélène Prouteau

Publié le 28 mars 2025 par Angèle Paoli

Jacqueline Saint-Jean, À Versenvers,
éditions Sémaph[o]re, collection Arcane, 2024.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau


Ce nouveau recueil de Jacqueline Saint-Jean transporte le lecteur dans la ville mystérieuse de « Versenvers », déjà inscrite dans l’horizon mental de la poète dans textes antérieurs comme « Chemins de bord » et  « Le récif ». Le recueil se présente comme une suite en prose poétique que le double exergue de Moon Palace de Paul Auster et du Rivages des Syrtes de Julien Gracq place sous le signe de la ville, de l’errance et de l’énigme.
La marche piétonne de celle qui se nomme au fil du texte « la promeneuse », ou « la voyageuse » emprunte les chemins de traverse de paysages urbains apparemment éloignés, capables d’associer l’Hôtel de l’Ouest à la résonance gracquienne, le Guadalquivir ou la lumière du Tage.
Ce nom curieux, anagrammatique de « Versenvers » figure le lieu de l’imaginaire et de la rêverie qui plonge le lecteur dans l'incertitude et la tension d’un monde intérieur : « On ne sait plus si la ville est un songe », écrit la poète dès les premières pages.
La ville offre un visage composite, une architecture à la Chirico, associant des constructions de pierre, l’Arche, la chambre de veille, le labyrinthe, le grand Sémaphore et « un monde d’eau », selon une toponymie côtière et océane, avec ses visions d’oiseaux, de vent et ses images de mort, tels ces corps de femmes déversés par les marées.
La promeneuse « ourlée d’oubli », prise entre les « embellies » et « le chaos des mondes et des morts » met son ego entre parenthèses et semble de tous les âges. Le déroulé de la temporalité du recueil depuis l’été jusqu’au printemps final semble déployer le cycle symbolique de l’existence et de sa finitude. Tout se passe comme si cette traversée spatiale empruntait les attributs d’une traversée du temps et de soi : « Immobile, face au delta de l’histoire et du songe, elle rêve la fin du voyage en cette plénitude puissante du fleuve qui se donne à la mer, sous le scintillement de l’accompli ».

La promeneuse est tout à la fois de plain-pied avec « la vigie millénaire d’une géante de granit », porteuse d’une mémoire ancienne, et demeure, en même temps, « l’enfant des flaques » d’autrefois, attentive à l’appel de sa mère ou au souvenir du père et de son carnet de guerre.
« Versenvers » est ce territoire métamorphique, discontinu où se joignent le présent, le passé, l’actuel et l’intemporel, un solo de saxophone côtoyant par exemple, de façon anachronique, « le grand Sémaphore de nos odyssées ». Les êtres qui habitent « Versenvers » figures toujours anonymes, convoquent des ombres grises de passants, des cirés anonymes sous la pluie de novembre, ou une passante en pleurs sous un porche, ce qui renforce le sentiment de la quête solitaire de la promeneuse.

La parole poétique s’avance sur une ligne de crête entre l’extase paysagère, celle de cet espace urbain onirique et l’évocation d’un péril signifié par la neige rouge autour d’un cumulus de violence où résonnent d’énigmatiques cris au loin. Mémoire blessée de quels drames ? Nous ne le saurons pas.
Un monde analogique se déploie dans ces pages où le temps sculpte dans le roc d’étranges figures faisant communiquer les règnes, tels les « migrateurs de granit », les « ailes de lichen » ou le « navire minéral ». Le poème en prose s’arrime ici aux mythes et aux immémoriales légendes. Notamment, celle de l’Odyssée, matrice de tout voyage. Ou celle de la matière celtique présente, entre autres, dans la voile noire/ blanche de Tristan,

« Versenvers » est un monde, une île. Dans Spécial Encres vives, la poète l’évoque en ces termes : « le lieu central de l’écriture cherche à créer son propre lieu, le poème se fait « isthme », labyrinthe d’ubac, « Versenvers », île non cartographiée ». « Versenvers » est, selon la formule de Rimbaud, "le lieu et la formule" enfin trouvés.

En ce lieu où la part de la beauté à l’aune du regard fait contrepoint aux alarmes du monde, s’ouvre au lecteur le chemin vers le printemps. Moment symbolique s’il en est, sur lequel se clôt le recueil : "Le jour s’ouvre dans l’espace clair et la promesse des pollens voyageurs".
Ce magnifique hymne païen peut ainsi se lire comme la métaphore de la remontée originelle de l’existence offerte à chacun de nous.


Marie-Hélène Prouteau

Vers

JACQUELINE SAINT-JEAN

Jacqueline Saint-Jean 2

Source

■  Sur Terres de femmes▼

À Versenvers, Collection Arcane, Sémaph[o]re 2024

→ Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie, lecture de Marie-Hélène Prouteau

→ Revue Spered Gouez, Jacqueline Saint-Jean entre sable et neige, collection Parcours, 2017. Anthologie, entretien et approches. Textes de Marie-Josée Christien, Bruno Geneste, Jacques Ancet, Silvaine Arabo, Paul Sanda, Michel Baglin…

→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Jacqueline Saint-Jean


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