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Colette KLEIN / L’Ange des séparations / Lecture de Murielle Compère-Demarcy

Publié le 31 mars 2025 par Angèle Paoli

Colette KLEIN / L’Ange des séparations (Roman)
Éditions unicité, 2025
Lecture de ©Murielle Compère-Demarcy


Atypique ce roman l’est par sa composition limitée à trois chapitres, dont deux introduits par une évocation anaphorique et une personnification de « l’absence », thématique principale de ce livre. Lucas Favier, tout juste à la retraite, entend organiser sa nouvelle vie, allant jusqu’à la consigner dans un carnet (ex : « Apprendre de nouveaux poèmes, comme à l’école, pour entretenir sa mémoire ») et poursuivant surtout l’objectif de reconquérir son aimée, Lucia, avec qui il filait la fin' amor et qui brutalement l’a abandonnée. « J’entreprends ainsi ma propre quête du Graal, je le sais », affirme-t-il, conscient de se lancer ici dans un projet initiatique afin de retrouver un bonheur perdu. « Maintenant qu’il était à la retraite, l’absence de Lucia ressurgissait, comme une évidence, creusant en Lucas Favier des racines de plus en plus pénétrantes. Il ne savait pas quoi faire de cette liberté ». Le roman multiplie les images dans un style poétique qui « donne à voir » l’univers déroulé ici par le récit et où superpose, à la vision d’un personnage, à celle de l’auteur, celle du lecteur, augmentée / approfondie par l’écriture de Colette Klein. Aussi, des tableaux apparaissent à certains endroits de l’histoire, comme si L’Ange des séparations constituait une grande salle où se trouveraient exposés, sur certains pans des murs / de l’histoire, les toiles d’un peintre, pourquoi pas celles de Maud, la sœur artiste-peintre du personnage central, ou bien encore celles de l’auteur Colette Klein, poète mais aussi artiste-peintre.

« Parce qu’il n’avait plus rien d’autre à faire, Lucas remontait le fil de ces années passées à se construire une existence dénuée de couleurs, et toutes ces années qui les avaient précédées. Le fil, ou plutôt ce qui relie les scaphandriers à l’air, le long duquel ils se glissent pour remonter. Il avait beau descendre pour donner une bonne fois pour toutes le coup de pied salvateur, il continuait à descendre, comme dans les cauchemars, et jamais il n’atteignait le fond. Il tombait mais il avait depuis longtemps dépassé la couche des algues et celle des coraux ; la lumière était de moins en moins visible. Il remuait les bas-fonds de sa mémoire et en faisant cela il s’enveloppait d’une vase qui lui cachait toute perspective. »

En toile de fond de ce roman, la voix narratrice ponctue le récit du rappel d’événements sombres qui ne cessent d’assombrir notre Histoire : des attentats terroristes, ceux attribués aux talibans en 2015 en Afghanistan, ceux perpétrés au Mali avec une prise d’otages orchestrée par des extrémistes islamistes, attentat à la bombe en Afrique, attentat terroriste en Thaïlande, …. ; attentats qui reviennent comme une litanie en boucle au fil de la narration, de même qu’ils reviennent fragiliser le fil de notre Histoire depuis quelques décennies ; comme ils nous saisissent d’effroi sur les écrans des chaînes d’information continue… Mise en abyme, l’écriture par son art semble figurer ici le viatique ou le recours unique à la liberté de vivre « l’insoutenable légèreté de l’être » (Kundera), aussi puissamment que le Requiem de Liszt. En plus de nous parler d’amour et de mort, L’Ange des séparations nous parle du souffle vital de l’art, peut-être ultime secours, qu’il soit écriture, musique, peinture, lecture… D’ailleurs, si un roman se détachait du réel au point de l’amoindrir ou de perdre de vue la réalité du vécu qu’il (em-)brasse, pourrions-nous nous attacher autant, comme dans ce roman de Colette Klein, à son univers et ses personnages ? « Il lisait, pris dans une autre histoire qui remplaçait le réel et c’était dans l’intimité de cet ailleurs qu’il appréciait le mieux sa lecture. C’était là qu’il se sentait le mieux »…

Extrait choisi(pp.143,144) :

    « Il était parvenu à vivre au jour le jour. Il savait maintenant qu’il ne verrait plus Lucia ; il commençait à l’accepter. Jusque dans sa chair. Il continuait à la chercher mais sans illusion, davantage pour ne rien omettre.

       Quant à l’état du monde, il continuerait, malgré tout, à croire au pacifisme intégral. Celui que Louis Lecoin avait prôné toute sa vie aurait-il une chance de venir à bout des guerres déclarées ou larvées entretenues par des intégristes de tout bord décidés à semer la terreur ? L’objection de conscience restait d’actualité. La guerre se ramifiait, poussait des lignes de sang, des fleuves de sang, sur tout le globe. L’humanité, gangrénée de l’intérieur par des intérêts internationaux, ne devrait-elle survivre que dans la folie ? Le suicide de Stefan Zweig voulait-il dire qu’il avait échoué ? Que son désir d’abolition des frontières, que son rêve d’une Europe unie et pacifiée tait illusoire ? Louis Lecoin avait passé quantité d’années en prison ; son exemple n’aurait-il servi à rien ? Le combat du poète américain Sam Hamill contre les poussées guerrières de son pays ne servirait-il à rien ? On lui avait souvent opposé la nécessité de résister face à un envahisseur. Il ne parvenait pas à concevoir un crime juste, car entrer dans le système de la légitime défense ne pouvait conduire qu’à l’escalade de la vengeance. On ne lutte pas contre le mal par le mal. Bien sûr il n’était pas souhaitable d’en arriver à arriver à prendre le risque de se faire écraser par un char, comme avait tenté de le faire un manifestant dont l’identité était restée incertaine à Pékin, en 1989 sur la trop fameuse place Tian’anmen – geste toutefois significatif dans le contexte d’un tel massacre- mais il pouvait arriver que se montrer désarmé pût dissuader l’adversaire de tirer. Dans tous les cas, n’était-il pas plus louable de mourir parce qu’on avait refusé de se défendre, que mourir après avoir massacré l’ennemi, c’est-à-dire un homme avec lequel on aurait pu fraterniser en temps de paix ?
Il savait qu’il avait tort. Partout, on continuait de massacrer, des individus ou des peuples, des hommes, des femmes, des enfants parce qu’ils appartenaient à la communauté juive, palestinienne, à celle des homosexuels, ou coupables d’adultère, ou parce que leur façon d’être était différente… Il le savait. Il le savait, oui, mais cela ne l’empêchait pas d’espérer.
    On lui reprochait d’être idéaliste, de vivre hors du monde réel. C’était à cet idéal que Lucas renoncerait avec le plus de douleur. Il se dit que cela ne l’empêcherait pas de vivre encore un peu de temps. Les autres lui montraient la voie. Se tracassaient-ils autant que lui pour les siècles futurs ? Même ceux qui avaient une descendance se préoccupaient moins que lui. Il fallait profiter – c’est bien ainsi que l’on dit ? – oublier on propre avenir qui le conduirait à la vieillesse, la vraie, celle qui rend grabataire et incontinent, qui provoque d’incontrôlables tremblements, et qui, parfois, isole jusqu’au délire, comme sa mère qui répétait, répétait : « L’infirmière me vole, je le sais, j’en suis sûre »... Mieux valait oublier l’avenir du monde. »


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