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Le Chemin du Dragon

Publié le 10 avril 2025 par Les Alluvions.com

"J'ai adoré Bourges et sa cathédrale, les jardins de l'archevêché, les vieilles rues médiévales, son atmosphère balzacienne. Un côté confidentiel et relégué, comme esseulé au milieu de la carte de France. Elle reste pour moi l'une des villes les plus attachantes de ce pays."

Jean-Paul Kauffmann, L'Accident, p. 265

Ces dernières semaines, les thèmes et les motifs s'entrelacent au point qu'il m'est difficile de présenter un tableau clair de la situation. Différentes pistes demandent à être explorées, au risque de la perte et de la confusion. Après l'épisode de l’œil de Pierre Chanteau et de la poussière de Pierre Soulages, je dois en quelque sorte rebrousser chemin et revenir sur ce thème des Rogations suscité par la lecture de L'Accident de Jean-Paul Kauffmann.

Les Rogations furent en effet au cœur d'un article ancien de Fragments de géographie sacrée, écrit par l'ami Robin Plackert. Il citait déjà Philippe Walter, qui les présentait comme une fête agraire où, par « des rites ambulatoires, il s'agit de protéger les récoltes en pleine croissance non seulement à un moment critique de l'année où les risques de gelée n'ont pas encore disparu mais également à une période où la sécheresse peut être dramatique. C'est la saison très redoutée de la lune rousse dont on souligne encore les méfaits dans certains terroirs. Le roux et la rouille* sont d'ailleurs l'aspect dominant de toute la période des Rogations ; ils sont au cœur de ce mythe saisonnier. On notera cependant les silences ou les faiblesses de l'explication liturgique sur certains détails de la fête ( les dragons processionnels ou la triade festive par exemple). » (Mythologie chrétienne, Imago, 2005, p.136)

Chemin Dragon 

Il signale ensuite que cette fameuse fête n'a pas échappé au regard acéré de celui qui mit en lumière la géographie sidérale des pays d'Oc, à savoir Guy-René Doumayrou, qui mentionne lui aussi les Dragons des Rogations survivant encore en plusieurs cités du Languedoc. Il montre l'existence d'un Axe des Rogations, qu'il rapproche de la visée du premier mai :

Chemin Dragon
 
« On a été tenté de l'appeler « axe du premier mai », parce qu'il vise le lever héliaque aux alentours de cette date. Toutefois, comme on le trouve souvent balisé en ligne droite sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres, on ne peut l'associer à une position trop précise du soleil dans sa divagation saisonnière. On peut en revanche, sans craindre d'errer, le mettre en rapport direct avec le temps des Rogations puisque, tout aussi bien, l'ethnologie a déjà revalorisé ce vocable d'origine chrétienne pour désigner le groupe fabuleux, beaucoup plus archaïque, des dragons processionnels que l'on sortait pour célébrer ce « rite » destiné à faire descendre les dons du ciel sur la terre. Axe des Rogations donc, cet orient, dont le trait part du soleil levant au début mai pour s'éteindre avec le soleil couchant du début novembre, sera plus justement encore appelé le Chemin du Dragon. » (Évocations de l'Esprit des Lieux, p. 110)
Un peu plus loin, Doumayrou affirme que « le pays de Mélusine, serpente médiévale, ne pouvait manquer d'avoir le sien, le traversant de Poitiers à La Rochelle en passant par Niort, selon un azimut qui est, cette fois, effectivement celui du premier mai. Mais il est issu de Vézelay où rayonna, quelque temps, un des centres les plus importants de la Chrétienté, en l'honneur de Marie-Madeleine. La pleureuse aux longs cheveux n'était pas un dragon, sans doute, mais c'était une « moins que rien », déchue comme Lucifer, pourtant si fort illuminée par l'amour de l'homme divin qu'elle s'éleva à une dignité qui l'égalait presque à la vierge mère. [...] L'axe Vézelay - La Rochelle, qui frôle Bourges, dont la cathédrale est dédiée à saint Etienne le lapidé, l'homme dissous par la pierre brute, et traverse les marécages de la Brenne, gouffre ombilical des Gaules, pour aboutir à ce port dont le nom, La Roche-Hélios, la Pierre-Soleil, annonce la métamorphose, au bout du pays qu'illustrèrent les miracles de la Mère Lucine, est le chemin d'étoiles de la Femme Perdue, dragon humanisé."(id. p. 112, c'est moi qui souligne)

Chemin Dragon

L'axe  des Rogations est indiqué sur cette carte, filant vers Prague.

 

La mention de Bourges m'intéresse au plus haut point. Outre que la ville a été traitée de nombreuses fois sur ce site, elle est devenue encore plus importante pour moi depuis la rencontre avec E. Cela est la première raison, mais il se trouve également que Bourges occupe tout un chapitre de L'Accident, où JPK évoque son cousin Georges Rousseau, curé de son état, qui convainquit ses parents de lui faire poursuivre ses études dans un pensionnat. C'est le même homme qui lui dénicha "ce qui pouvait ressembler à un job d'été, sauf que je n'étais pas payé. Je fus envoyé à Bourges où se trouvait une antenne de Pax Christi, une association œuvrant pour la réconciliation franco-allemande. Encore la filière catho !" (p. 263) Or, c'est très précisément à la cathédrale Saint-Étienne - celle-là même dont parle Doumayrou -,  que le jeune Kauffmann officiait comme guide dans la journée. Il accueillait les visiteurs à la grange aux dîmes, située en face du portail Nord, où une exposition était consacrée au Miserere de Georges Rouault. A l'époque, il ignorait tout du peintre, mais à présent il affirme connaître par coeur les cinquante-huit planches de la série : "Elles m'ont accompagné tout au long de ma vie. Le souvenir de l'une de ces eaux-fortes dénommée Demain sera beau, disait le naufragé ne m'a pas quitté pendant mes trois années libanaises.. J'en répétais le titre chaque jour - il y avait aussi l'estampe intitulée Le dur métier de vivre -, j'apprenais que l'espoir est une illusion. Il permet de gargner du temps mais ne résout rien. Je ne savais pas que l'univers tragique de Rouault allait s'accorder au mien car ce séjour à Bourges fut placé avant tout sous le signe de la joie."(p. 264)

Chemin Dragon

Georges Rouault, Demain sera beau, disait le naufragé, Eau-forte et aquatinte sur papier vélin d'Arches


Chemin Dragon

Georges Rouault, Le dur métier de vivre, Eau-forte et aquatinte sur papier vélin d'Arches


Je reviendrai un autre jour sur Bourges et JPK, je voudrais juste terminer en évoquant une autre découverte pendant notre petit séjour à Rodez. Après le musée Soulages et le musée Fenaille avec ses statues-menhirs, nous avions visité le petit musée Denys Puech, et j'avais eu la surprise de tomber sur un autre tableau représentant les Rogations. Jusque-là je n'avais guère trouvé sur le net que le tableau de Jules Breton, or voici que s'offrait à moi La procession des Rogations (La bénédiction des troupeaux) par le peintre aveyronnais Théodore Richard (1848).

Chemin Dragon
 Chemin Dragon   La procession des Rogations (La bénédiction des troupeaux) Détail

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* Le roux et la rouille sont abordés dans l'article Robert le diable ou le Teigneux.


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