Facebook regorge de jeux crétins. L’un d’entre eux se nomme « friends for sale ». Le principe est très simple. Après l’installation et la première connexion, l’utilisateur démarre avec 20.000 dollars et peut ainsi acheter certains de ses amis transformés pour l’occasion en animaux de compagnie dans la limite de ses moyens. Si le prix plancher reste à 500 dollars, les amis les mieux côtés valent des millions. Les amis de compagnie peuvent ensuite être rachetés par d’autres amis, le rachat faisant automatiquement grimper leurs cotes. Il est également possible de donner des surnoms, d’offrir des jouets, des fleurs ou de nourrir ses animaux de compagnie. A l’image du Monopoly et de sa fameuse case départ, il est possible de gagner 20.000 dollars lors de chaque connexion à l’interface. Je tente ainsi désespérément d’arracher Zep des griffes de Peio depuis des jours, Zep devenant aussi couteux à entretenir qu’une danseuse. Je tente également de faire grimper la cote de Fabrice, pas par amitié, mais uniquement pour rentabiliser mon investissement. A l’heure actuelle, je ne vaux pas bien cher sur le marché.
J’étais le plus heureux des Alex lorsque mes parents ont décidé de divorcer. La mascarade instaurée par mes géniteurs depuis de trop nombreuses années allait enfin cesser. Mon père n’allait plus monter un week-end sur deux sur Paris, m’obligeant ainsi à passer deux jours en sa compagnie. Je venais tout juste de fêter mes dix-huit ans et j’étais persuadé que ma vie allait devenir bien plus simple. En théorie, certainement. C’était sans compter sur l’excellent avocat choisi par mon père, mais aussi sur le médiocre représentant de ma mère. Après avoir demandé ma garde, réclamé la moitié de son appartement parisien et une pension indécemment indécente à ma mère, mon père a fini par être réaliste en revenant sur certaines de ses demandes pour le moins farfelues. Il s’est vite rendu compte qu’il ne pourrait jamais supporter de vivre avec son enfant, même jeune adulte. Il aurait été bien incapable de gérer le quotidien et surtout les humeurs de ma future marâtre qui voyait d’un mauvais œil mon installation dans leur charmant nid d’amour fraîchement rénové. Ah l’amour.
Après des mois de batailles juridiques, mon père a fini par céder ma garde à ma mère. Elle n’a pas demandé de pension compensatoire, juste une pension alimentaire, confirmant sa médiocrité en affaires. Mon père étant profession libérale, il avait la possibilité d’omettre de déclarer certaines rentrées d’argent, minimisant de facto son revenu mensuel. Le juge l’a ainsi obligé a verser mensuellement la somme de 2600 francs. Mon père a donc commencé à s’occuper financièrement de moi quelques mois après ma majorité. Il avait convenu in petto en lui-même que cette fameuse pension, qui lui arrachait un rein chaque mois, devait inclure cadeau d’anniversaire, étrennes et autres fêtes. A chaque fin d’année universitaire, je lui annonçais mes réussites et mes échecs. Il s’en moquait car il ne souhaitait qu’une seule chose : Que je mette fin le plus rapidement possible à mes études et que je trouve un travail. Il n’aurait ainsi plus l’obligation de verser le moindre centime à son-ex femme pour nourrir son bon à rien de rejeton.
Il est malheureusement tombé sur un fils ayant un tropisme certains pour les études (par nécessité, pas par choix). Il devenait donc plus risqué d’entretenir un étudiant que d’investir dans un viager, même le plus pourri. Ne souhaitant plus l’affamer, je l’ai libéré de ses obligations quelques mois avant le début de mon doctorat. Il aura donc versé un peu plus de six années de pension, soit un total (approximatif) de 187.200 francs, ou 28.600 euro, l’équivalent de 40.000 dollars.
Quarante mille dollars. C’est la somme investie par mon père pour ma vie. Ni plus, ni moins.
Patapouf aura mis sur la table près de quinze fois plus pour me racheter il y a quelques semaines sur « friends for sale ».