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Germain Roesz / Lumière, chaos, couleurs / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 11 avril 2025 par Angèle Paoli

Germain Roesz, Lumière, chaos, couleurs
Galerie Nicole Buck & Les Lieux-Dits éditions,
octobre 2024
Lecture d’Angèle Paoli

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Lumière, Chaos, Couleurs 


Une anthologie de la peinture vient de m’arriver. Elle est l’œuvre de Germain Roesz. Un hommage à la lumière et à la couleur. Un hommage vivant et vibrant. Celui de la peinture en train de se faire. Un poïen en action autour de trois mots. Lumière, chaos, couleurs. Trois maitres-mots qu’accompagnent deux dates, 2013-2024. Le livre est beau, papier glacé de choix ; il est lourd, composé de 221 pages où se succèdent peintures et installations réalisées au cours des treize dernières années. Certaines toiles occupent une double page. D’autres, identiques, sont présentées sur deux pages différentes dans des tailles différentes. Il arrive aussi qu’à une toile, réponde sur la page opposée une page blanche. Un silence dans la couleur. Une pause pour ménager le souffle. Comme les blancs dans le poème. L’ensemble du volume offre un plaisir visuel intense tant les couleurs et les formes éclatent et vibrent. Introduit par un texte de Daniel Payot, dont la version en allemand boucle l’ouvrage, le livre se clôt sur un ensemble de notes explicatives de chaque toile, légendées par l’artiste.

Le mot « chaos » est au centre de ce titre ternaire, pris entre deux autres, encadré d’un singulier – « Lumière » et d’un pluriel – « Couleurs » - lesquels jaillissent autour d’un terme (j’associe mentalement au noir, le « chaos » multiple, infini, indéfini,) que l’on imagine porteur d’informelle confusion. Le « chaos » central fait-il surgir les deux autres – Lumière / Couleurs - nécessaire confusion, pour donner force aux contraires ?

Le terme de « chaos » apparaît ailleurs, dans un texte préliminaire en grisaille, sous la plume de Germain Roesz, auteur et maître de cette anthologie personnelle d’une partie de son œuvre. L’on pourrait dire de cette page qu’elle est page d’ouverture. Il s’agit d’une photo de l’atelier du peintre, superposition de toiles, emmêlement de branchages et d’installations diverses, bois recourbés, mobiles enchevêtrés, objets divers et armatures. Une fenêtre aussi, pour la lumière. On retrouve l’atelier en grisaille sur une double page à la fin du volume. Tout un désordre qui relève de l’ordre intime de l’artiste. Seul capable de savoir, de circuler dans son travail, de s’y retrouver. Un « chaos » primordial, lequel est « toujours à la crête d’un équilibre instable ».

Il arrive que l’on croise la haute stature du peintre en conciliabule avec son travail. Ainsi de cette œuvre constituée de pierres (galets ?) superposées de forme et de tailles différentes (il y en a 3, agencées l’une sur l’autre), sur lesquelles vient prendre appui une branche qui fait elle-même partie d’une structure légère dont l’équilibre cependant semble précaire. Intitulée « Allusion (arrière-plan) », elle est accompagnée sur la page en regard du portrait en pied de Germain Roesz. Cet « Autoportrait » m’a fait sourire et je vois dans la structure une allusion au peintre lui-même, lequel se considère ou considère son propre écho – sa création - avec bienveillance. L’on retrouve ailleurs l’artiste en son domaine, assis sur une caisse en train d’élaguer avec une lame l’une de ces branches. Jambes croisées, geste sûr et réfléchi, visage concentré, chaussé de chaussures d’atelier étoilées de blanc. Il trône en solitaire, à son affaire parmi les toiles exposées là, murs superpositions articulations. La vie, l’œuvre en train de se faire, un même univers de silence et de concentration, de lenteur aussi peut-être - temps suspendu - dans lequel tout se tient dans la couleur qui prédomine.

D’autres structures du même type, parfaitement intégrées à la nature profuse, jalonnent le jardin, boisé coloré épais, feuillu, fouillis de troncs et d’herbes, de fleurs des champs. En prolongement, des échelles contorsionnées, bois et ramures liés entre eux, associés par des branches plus fines, évoquent en moi, dans ma mémoire, ces jeux de feuilles en couronnes qu’enfants, nous faisions tenir ensemble par des brindilles. Articulations, toujours, en équilibre précaire, toujours, dont l’aspect filiforme n’est pas sans évoquer les silhouettes de Giacometti. Giacometti, voilà justement que son nom apparait dans « Équilibre / Hommage à Giacometti. » Mais il n’est pas le seul artiste à qui Germain Roesz se réfère. Il y en a bien d’autres.

La première étape pour moi est de feuilleter ces pages, de les faire glisser lentement. Viendra ensuite la consultation des notices, tout à fait éclairantes. Et, plus tard, l’introduction de Daniel Payot. Instinctivement, en dépit de mes lectures anciennes d’Umberto Eco (L’œuvre ouverte) je me reporte en bas de page pour lire les titres qui accompagnent les toiles. La plupart sont brefs – « Caiën » / « Déconstruit »/ « Zeitgeist II » … Énigmatiques, parfois. « Légendes du siècle I et II ». Intéressant, ce « du » en place et lieu du « des » hugolien ! Il y en a d’autres tout aussi étonnants. Ainsi de « Mur-Murs », peut-être un écho au documentaire d’Agnès Varda sur les peintures murales d’artistes californiens des années 80. Les murs parlent, disait-on. Ici des pavés de couleurs qui s’articulent autour d’un pavé noir. Il arrive que les pavés migrent. Ainsi dans « Migrations / Couleurs migrations II ». Les pavés de couleur changent de place et l’on passe aussi de l’horizontal au vertical. Comme dans certains jeux, on cherche l’intrus :

jaune-rouge gris-rouge
bleu-vert jaune-bleu

Il arrive que les toiles se conjuguent par deux et forment ensemble un diptyque, écho l’une de l’autre, avec des variantes. Je reviens en arrière sur les deux toiles initiales. « Écho II » et « Écho III ». Deux fenêtres sur un paysage. Avec des flaques de vert et de bleu. Ondulations et pointes de rose, retour de vagues. C’est ainsi que je vois ces deux panneaux. Qui ouvrent sur un espace et offrent une balade entre les verticales, légères. Le regard zigzague dans la profondeur, au-delà du premier horizon. À côté, page de droite, la même chose, et pourtant le paysage est différent. Le regard vagabonde de colline en colline, de losange en losange. L’œil se déplace entre des bandes horizontales / verticales. Diagonal / central / latéral… Est-ce dans cette errance visuelle que se cache le chaos ? De celui qui en est le créateur à celui qui s’en empare… Je me reporte à la notice correspondante, « Écho II », et je lis :

« Parfois il s’agit de contrarier la verticale et l’horizontale, puis de les faire résonner ensemble pour agrandir l’espace. Deux cordes tendues dans l’espace même de la peinture. Ce que j’appelle espace est une respiration qui se tient à la surface du support. »

Nombreuses sont les toiles de formes allongées. Traversées par des grilles, des diagonales, elles font penser à des fenêtres qui laissent venir à soi le paysage. Extérieur / intérieur. Il y a aussi des cercles-miroir (je cherche désespérément le terme pictural exact... il se refuse à ma mémoire !) roues ? Non ! triangles qui, loin de morceler l’espace, le prolongent, l’évasent, l’évadent. Le « Caïen » m’obsède. Cayenne ? Caïn ? Caïman ? Je m’y reporte à nouveau. Je m’interroge. J’essaie de trouver. Un lien entre ce titre bisyllabique et la toile. Ce cercle a son correspondant page de droite. Intitulé « Déconstruit ». Le « Déconstruit » est-il déconstruction de « Caïen » ? Peut-être. Il est en tout cas plus paisible, moins torturé, le noir y est moins dense, la palette y est plus claire, - rose / jaune / vert clair / bleu- l’entrecroisement des lignes est moins dense, plus lisible, plus clair, plus lumineux… Par contraste, « Caiën » est plus inquiétant. Est-ce lui l’original ? Celui du « chaos » primordial ? Entre-temps, j’ai trouvé. Le mot que je cherchais m’est revenu. Ce cercle-miroir, c’est un « tondo ». Une œuvre peinte sur un support de forme ronde. Comme il en existait déjà à l’époque romaine, puis, plus tard, très en faveur au temps de la Renaissance italienne. Pour Germain Roesz, « le cercle est aussi l’amplitude du poignet, du bras, du corps. Il est donc figure et impact iconographique dans la peinture même. »

Le « Caïen » de Germain Roesz se divise en deux dans le sens vertical. À gauche un fouillis de tourbillons noirs, spirales épaisses qui montent vers le haut ; à droite, des bandes et des lignes de couleurs qui s’entrecroisent, se chevauchent par morceaux où dominent le rose, le vert le jaune le bleu… Je ne peux y résister, je vais consulter les deux notices. Que dit Germain Roesz au sujet de « Caïen » ?

« Ce tondo fait partie de cinq peintures (Caïen, Comme une origine, Irruption, Déconstruit, Mouvant) qui cherchent à comprendre ce qui construit et ce qui détruit. C’est une sorte d’obsession qui trouverait dans les formes et les couleurs ce qui est l’édification même de la peinture, de son origine à son assomption. En observant les signes peints sur les murs de nos villes et dans les lieux désaffectés je perçois parfois une rage et une violence qui décrivent si bien l’invisibilité de certains dans nos sociétés. Ces signes viennent parfois faire irruption dans ma peinture. Pour ne pas oublier. »

C’est sans doute du chaos initial que naît l’ordre. L’ordre qui saisit le peintre au moment ou il travaille la couleur. « Ordo ab chao ». La toile englobe deux tondi. Lequel précède l’autre ? Difficile de répondre. La matière en fusion des origines est prise dans le tourbillon de la création. Ce qui se joue entre « ordre » et « chaos », c’est la confrontation entre les contraires, d’où nait le dialogue. Entre construit / déconstruit / construit.

Certains termes reviennent dans les intitulés qui annoncent une thématique privilégiée. On trouve ainsi du côté du « magma », le solaire, les incandescences, le sidéral, les étoiles...le feu. Du côté de la nature le vent, le paysage – eau air feu – sous toutes leurs formes, océane, rupestre, céleste, aérienne, sidérale, tourmentée, tourbillons, fantôme...Arborescences. Tout ce qui a trait au tissu, pliage, pliure échancrure liseré lisières trame déchirures plissage « Étole poïen » … Et même « torchon ». Les combinatoires sont infinies, qui se croisent et s’entrecroisent, dessinant d’autres constructions, d’autres espaces… d’autres articulations possibles, mouvements écarts danse… À l’infini.

Je reviens au « torchon » avec « Le bleu dans l’échancrure ». J’aime particulièrement cette toile sur laquelle je me suis longuement arrêtée. Et je ne sais pourquoi. Peut-être à cause de l’humour que j’y découvre, derrière les lignes de force et les couleurs. J’en aime le titre, avant même de lire sur la page de gauche les mots du peintre-poète. Je cherche l’échancrure. Je discerne clairement le quadrillage, régulier mais interrompu dans l’angle gauche, en haut du tableau. Les teintes sont mêlées, à dominante de rouge. Orangé violine jaune pâle vert pâle. En bas à droite un rectangle de bleu pâle. Écho interne au rectangle englobant du tableau. Peut-être. Deux triangles. Dont l’un est formé à partir d’une pointe de flèche, noire et épaisse qui traverse (troue) le quadrillage, tirant le regard vers l’ailleurs. Est-ce elle qui trace l’échancrure ? Sur la page de gauche, quelques lignes d’explication :

« Il s’agit d’un torchon de cuisine, usagé. Il est troué. Il a une trame imprimée. Je m’en sers, j’en fais une grille qui manifeste les trouées que je crois nécessaire à la peinture. La grille n’est ni devant ni derrière. Elle est un filet qui capte la lumière du dedans et du dehors. »


Une suite encore, dans la notice consacrée à ce « bleu dans l’échancrure » :


« Grille, torsion, pliage. Un accroc d’usage et l’envie d’y faire apparaître un bleu comme pour évoquer un ciel disparu. »

Un autre tableau me fascine, de plus grande taille (100cm/100cm). Il est intitulé « Les lances d’Uccello-Univers. » L’univers du peintre florentin Paolo Uccello (1397-1475), lequel m’a toujours fascinée, s’impose face à cette toile. Une vision très personnelle de Germain Roesz de la Bataille de San Romano (~ 1456). Choc des couleurs et des lignes qui zèbrent la toile, large tâche de bleu au centre, frome indéterminée presque effacée sous l’entremêlement des lignes. Bataille, une vision de son esprit, sans chevaux ni personnages, mais une énergie mouvementée, un désordre, chocs des lances ou des épieux, diagonales qui fusent vers le centre à atteindre, la mêlée. Un concentré absolu de l’univers d’Uccello, le grand Paolo Uccello. Une abstraction parfaitement orchestrée par notre ami contemporain.

Il faudrait aussi évoquer la place du langage mathématique dans cette œuvre, lequel croise le langage courant et ses subtilités, les ellipses et les allusions, les tangences et les écarts ; les séquences qui donnent le rythme, les sécantes qui coupent et dirigent ailleurs le regard, le détourne dans un recul nécessaire ; il faudrait évoquer la place de la mémoire et des réminiscences qui viennent percuter et éblouir les réminiscences de la spectatrice-lectrice … Effleurements/surgissements. Orphée, Ulysse… mais aussi le peintre Kupka à qui il rend hommage :

« Kupka m’a toujours occupé. Peut-être est-ce lui le premier abstrait de l’art concret, celui qui sait que la couleur est une réalité, une figure, que le trait est la marche des humains et que la surface est un territoire d’expériences possibles et impossibles. »

Il faudrait aussi parler de « manifeste », car chacune des toiles présentes est un manifeste à proprement parler. Au sens premier sans doute d’abord, de ce qui peut être vu, qui se manifeste à l’artiste au moment de sa création, qui fait passer de l’état d’invisibilité à la visibilité. Qui descelle dans le caché, forme force mouvement matière couleur lumière. Ainsi de la toile intitulée « Manifeste de pierre », laquelle s’inscrit dans un rectangle très allongé. J’y vois, à partir de la forme massive qui l’occupe une pierre dressée, stèle ou menhir, plantée dans son socle, crevassée maculée de taches bleues sur fond vert, zébrée de striures et traversée dans le sens de la longueur par un rail rouge. Puis en tant qu’affirmation de ce qui est la pensée de l’artiste et qui structure son travail :

« Une forme naît du froissage. Il suffit de la délimiter, de la faire flotter dans l’océan de la couleur, d’en augmenter la part minérale, d’entrevoir ce qu’elle est comme vêture. Pour ces peintures je me retrouve dans la filiation d’un Joseph Lacasse et d’un Joseph Sima. Qu’ils se manifestent au moment de peindre crée un lien nanti de jubilation. »

À méditer, ces mots qui renvoient à la méditation elle-même, omniprésente dans cet ouvrage. La méditation comme mode d’être et de vivre. Je me reporte, non à la toile « Géométrie méditation » mais à la toile « Les plissés de la nuit » à dominante bleu-nuit avec un espace de lumière rose, tableau où s’affrontent (me semble-t-il) deux forces contraires réunies cependant dans le plissé de la texture. Sur lequel est suspendu un pinceau mystérieux, comme un fil à plomb tombé du sommet du triangle dans lequel il s’inscrit, côté nuit. Et sur la page de gauche, en plus petit, le peintre en méditation devant sa toile.

Les lectures de telles toiles sont infinies, à l’image du monde dans lequel baigne l’esprit du peintre. La magie est totale, qui permet à chacune et à chacune de lire chaque œuvre à sa manière. Le fait de tourner les pages et de laisser le regard vagabonder à l’envi ouvre sur une œuvre dense, aux perspectives illimitées. Le livre momentanément refermé, je sais qu’il recèle tant de secrets inexplorés, tant de lectures qui m’ont échappé, que je ne résisterai pas longtemps à l’ouvrir et à m’y plonger, comme happée, pour arpenter à nouveau cet univers sans limite. Guidée par la présence amicale et bienfaisante de l’artiste.

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P.S. :Je remercie Germain Roesz de m’avoir fait don de cet ouvrage, de la lumière que diffuse sa peinture. Merci pour ce partage.

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ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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