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Marianne Desroziers / UnicA ou le morcellement

Publié le 24 avril 2025 par Angèle Paoli

<<Poésie d'un jour

LA VRAIE UNICA

Unica Zurn (1916-1970)
autrice et dessinatrice allemande,
compagne de Hans Bellmer, schizophrène et suicidée.
Source 

  UnicA : elle n’a   que ce mot-là à la bouche,   un mot
simple en apparence   – 5 lettres, 3 syllabes – pourtant
le mot s’échappe,   s’étire en volutes de fumée, le mot
volette en papillon
   I : le corps du papillon
   Un et Ca : les ailes
   C’est un papillon jaune, un citron de Provence, le
plus beau.

  Le papillon cherche un endroit où aller, il aimerait se
poser sur la bouche   d’une petite fille,  dans un dessin
de H., genoux écorchés, elle sent la fraise et la vanille,
une odeur    de bonbon     colle     à ses vêtements, une
fragrance    plus épicée grandit en son milieu, mélange
de sous-bois et d’étang.

  Le papillon jaune     aime   les petites filles effrontées
car elles seules   ont la grâce et la pureté,    elles seules
expérimentent   la liberté du jeu,  ribambelle de petites
filles sans l’esprit de l’Homme-Jasmin,   elles font des
bêtises,  prennent des risques,    parlent à des inconnus
croisés dans la rue, certains leur montrent   leur SEXE,
elles s’en fichent, se moquent d’eux et de leurs  petites
limaces, elles les font pleurer, elles en rient encore plus
fort.

  Les petites filles    sont cruelles,    grimpent    partout,
mettent   tout     à la bouche    même    si     ça   semble
dégoûtant,    elles crachent    si nécessaire. Quand elles
jouent à la VIE,   elles oublient   le jour et l’heure, tout
occupées     à leurs jeux,    elles cuisinent     des festins
pour    des amies imaginaires     avec  pour ingrédients
terre/  cailloux/   feuilles/ fruits du tilleul/ vers de terre.
Elles servent     les plats     dans leur plus belle dînette,
mettant    les petits plats    dans les grands pour
impressionner l’adulte invité.   Les petites filles savent
y faire,   elles ne sont pas innocentes,   déployant    des
trésors    d’imagination     pour charmer      les adultes,
surtout    les adultes mâles.     Les petites filles veulent
qu’on les aime – comme tout le monde.  Elles utilisent
ce qu’elles ont :    leurs sourires enjôleurs,  leurs petits
corps mignons,    leurs mots doux.   Elles imitent leurs
mères. Les petites filles mènent le monde à la baguette,
elles apprennent tôt   à manipuler,    à être capricieuses,
coquettes, colériques.   La société les formate      dès le
jardin d’enfants […]

   unicA s’appelle NorA
   unicA est le personnage construit par norA, son
double artiste, son double écrivain
   norA est celle qui subit
   unicA est celle qui agit
   unicA a réussi
   unicA a effacé norA
   unicA veut la gloire
   unicA veut l’argent
   unicA : femme-oiseau, long cou gracile, flamant
rose /héron/cygne
  unicA : femme-poisson aux mille reflets impossible à
pêcher
  unicA : le silence
  unicA : un message crypté
  unicA : femme-arbre aux larges ramures pour mieux
se cacher
  unicA : femme-serpent ondulante, aies confiance,
dit-elle
  unicA : femme-nombre, 99
  unicA : femme lettre, M
  unicA : femme-enfant, nostalgie pour la contrée des
vertes amours enfantines
  unicA : femme-miroir brisée en petits morceaux –
dans chacun, un œil nous regarde

  unicA se souvient     de ce qu’elle a vécu,   invente ce
qu’elle voudrait    vivre. Elle puise   dans ses lectures /
observations/ conversations. Comme le facteur Cheval,
elle récupère   de la vieille vaisselle. De ces rebuts elle
fait un PALAIS.   Elle fouille dans les poubelles. Va de
maison   en maison    récupérer      des vieilles choses :
meubles/  bibelots/    vêtements,   drames personnels/
secrets de famille,    violence     conjugale/    inceste,
maladies honteuses/   filles perdues/      avortement/
internement.    Elle écoute,    regarde, elle a  appris à
décrypter les signes, elle sait décoder les attitudes, les
larmes retenues,   la colère prête à sauter au visage du
premier venu, les regrets    qui plombent le corps, les
remords qui rongent l’âme, le désespoir qui fragilise,
la résignation qui immobilise la volonté.

Elle récupère     tout ça    dans un grand sac,    rentre
chez elle,    s’installe  sur la table de cuisine, déballe
tout, aux matériaux de seconde main, elle ajoute des
souvenirs/ fantasmes personnels, commence le travail
d’anagrammes/ patchwork/   mosaïque avec tous ces
morceaux de vie épars.

IMG_1857

Marianne Desroziers, poésie, UnicA ou le morcellement, Préface Philippe Labaune, illustration Armelle Le Golvan,
Éditions Sans Crispation, 2025, pp.71, 72, 73, 74.

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UnicA ou le morcellement est un hommage rendu à l’artiste-poète Unica Zurn dont l’œuvre graphique et littéraire a séduit les surréalistes. Compagne de Hans Bellmer, elle fut internée à plusieurs reprises et mit fin à ses jours à Paris en 1970. Marianne Desroziers prend ici le parti d’en écrire un livre, ou disons-le, un poème, voire un récit où « tout serait inventé et où tout serait vrai »… « Quelque chose d’écrit qui serait comme la trace » qu’Unica aura laissé sur nos âmes, mais aussi nos corps. Un livre « sororal » qui, comme dans « Sylvia, ou la fille dans le miroir » (un hommage cette fois rendu à Sylvia Plath) nous fait pénétrer l’univers hors norme d’une femme fragmentée…

 ALCA ( → Agence  Livre  Cinema et Audiovisuel )

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