L'Autre Réalité

Publié le 06 septembre 2008 par Mirabelle

Mon cher Victor,
   

  
Alors, ce CE1 ? Tu as mis des projets en place ? Organisé ton année ? Hem... Eh ben quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Je n'ai plus mon CE1, Victor. Quoi ? C'est fini. Mais... Comment cela se fait ? La classe a fermé. Oh mon dieu ! Que c'est injuste ! Que c'est mal fait ! Que c'est triste ! Je ne te le fais pas dire. Décidemment, ma pauvre Mirabelle, tu n'as pas de chance en ce moment ! Il faut relativiser : j'ai encore deux jambes, deux bras, un corps normalement constitué et un cerveau qui fonctionne plutôt bien... C'est ce qui compte ! Tu te retrouves où, du coup ?

Je suis affectée depuis jeudi matin dans un IME, et ce jusqu'à décembre au moins. Un IME ? Institut Médico-Educatif. C'est pour travailler avec des enfants... ? Tu peux dire le mot, Victor, il n'est pas tabou : c'est pour travailler avec des enfants handicapés. Aie... Et... Ca va, toi ? Si on veut. Je ne sais pas. Je ne sais plus grand chose en ce moment. Je suis comme branchée sur "pilote automatique". Comment sont tes élèves ? Ils sont neuf, entre treize et seize ans. Ils sont adorables, mais... Mais ?
Mais je ne vais pas te jouer la comédie : c'est dur. Samantha a quinze ans et en paraît trois. Elle ne communique que par mots clés, ne sait pas dessiner un bonhomme et ne compte pas au-delà de quatre. Pablo est autiste et pousse des cris stridents pendant la classe. Je ne comprends pas Carla quand elle me parle. Camille fait trois tête de plus que moi et me regarde avec le regard doux d'un enfant de MS. C'est sans parler des autres. Je les aime déjà, tous. Mais c'est éprouvant, émotionnellement parlant, de les aimer. Je ne fais plus le même métier. Je ne travaille pas dans une école. C'est un IME. Je suis épaulée et soutenue par les éducateurs, tout est ouvert, tout le temps. C'est un lieu de vie. C'est presque un monde à part. C'est un monde à part.


C'est la chose la plus difficile qu'il m'ait été donné de faire. Sans conteste
. Je ne sais pas si je tiendrai, mais pour l'instant, je n'ai pas craqué. A peine fléchi. Quand je quitte l'Institut, que je retrouve ma petite Twingo, mon appartement douillet et mon chat hurlant de faim, je suis encore dans l'autre monde, je me dis que tout ça, ma vie confortable, ce n'est pas réel. Je suis dans une quatrième dimension. J'y suis toujours. Tout le temps. Ma réalité d'aujourd'hui n'est plus celle d'il y a une semaine. Je vis, je parle, je ris, mais je me sens si différente. Ces gamins sont là, dans ma tête. Je pense à eux en me levant, je pense à eux en m'endormant, je pense à eux sans cesse. Je ne vais ni bien ni mal. Je vais. C'est tout.