De l’appartement au 5e, orientation nord-sud, sans entrée maritime, j’aperçois la mer, en horizon, d’un balcon terrasse qui fait le tour.
Le sol est en parquet, et la propriétaire est la veuve d’un juge, une petite vieille très bourgeoise, qui s’excuse du bout des lèvres de me faire venir en plein cagnard, et s’étonne d’un sourcil de ma crédibilité financière de fonctionnaire.
C’est toujours ça à mettre dans la colonne « pour », le soleil au petit déjeuner et en hiver.
La colonne d’à coté est à titrer « déconvenues » en un seul mot.
Ma fille vit obstinément dans le but de repartir.
L’équipe dirigeante en place au boulot dépasse la vilaine caricature d’une province en cercle fermé, comploteuse et intéressée.
L’ambiance est aux chômeurs au soleil, à la pêche à la dorade, à la débrouille de crise larvée, à la politique de Don Camillo et de Peppone, mais sans la religion et le communisme.
Tout ce que j’aime.
J’apprends à savoir ce qu’est le machisme.
Je ne pensais pas pouvoir haïr certains comportements masculins à ce point.
Ma chef, qui résiste à coups d’arguments juridiques à servir les copains et les coquins, finit par partir en dépression, chassée de la direction par une bande de buveurs ne supportant les femmes que consentantes, sur une table de cuisine – et l’anecdote n’est pas une vue de l’esprit.
Le boss finit par m’exiler dans un service plus loin, ce qui est une chance pour moi.
Je déménage, achète en centre ville, travaille beaucoup.
Un jour, j’emmène Fanny goûter le restaurant végétarien et nous passons, place de la Comédie, dans l’animation de la journée SPA. Dans la foule et au milieu des cages où roupillent des chiens et des chats abrutis, une petite chatte blanche, grise et beige griffe et crache sur tout ce qui vient l’importuner. Au retour, nous remportons donc la Duchesse dans un carton, tenu par une Fanny empourprée et planante.
Le père de ma fille, dans la région, vient la chercher, puis dit qu’il vient et ne vient pas puis ne dit plus rien puis déménage à la cloche de bois avec sa femme et son fils, pour revenir au pays des betteraves.
C’est à Sitges, paradis des homosexuels de la grande banlieue de Barcelone, que c’est devenu perceptible.
Fanny est restée devant la télé. Sur le bord de plage, seule, je pressens l’obscurcissement.
Les remblas, elle a apprécié mollement. Je me mettrais à genoux pour Gaudi, elle s’en fout.
Nous rentrons et le reste de l’été se passe.
A la rentrée de 4e, sans avoir atteint ses 13 ans, Fanny décide au bout de 3 semaines, de rester dans sa chambre.
Le médecin de famille à bout de ressources, nous dirige sur une pédopsychiatre à la fin d’un mois traversé en pilotage automatique, sans bien comprendre où commence la réalité.
Je surveille les poubelles, pour savoir de quoi elle se nourrit.
Je ne veux plus entendre parler de schizophrénie, et l’angoisse me colle aux pores.
La pédo-psy fait entrer Fanny dans un service de pédo-psy.
Des fantômes d’enfants se tiennent aux murs, branchés sur des tuyaux. Des gamines tentent d’avaler des flacons de vernis à ongles qu’elles brisent. Des ombres bleues se dessinent sur les peaux.
Je n’ai pas le droit de la voir, dans un premier temps.
Son père, prévenu, ne trouve pas mieux que de lui faire parvenir un courrier dans lequel il glisse des photos de sa nouvelle née.
Je m’engueule avec le psychiatre, et je regarde ses chaussettes où dansent des mickeys.
Puis je cède.
Vers Pâques, Fanny peut entrer dans une Villa foyer, pour 8 adolescents en mal de vivre. Enfin c’est moi qui dis comme ça. Ils sont entourés d’éducateurs et de psychologues, c’est une vie communautaire.
Moi ça fait un bail que j’ai écrit le déclinatoire de mes compétences. En une colonne.
Un jour que j’arrive devant la Villa, je vois Fanny me faire des signes, derrière des barreaux placés là récemment pour éviter que les ados se jettent par la fenêtre.
Les failles se creusent.
Tandis que Fanny va nettement mieux et qu’une réintégration scolaire est envisagée – dans un collègue privé – je me perds.
Je me connecte sur Internet fermement décidée à disparaître du monde présent, et deviens un Avatar.
Je rencontre plein d’internautes, sors, et plane.
Je réduis mes heures de sommeil. Puisque ce qui compte est de dormir des cycles entiers, je tente de réduire mon nombre de cycles à deux et de vivre avec 4 heures de sommeil.
Je me souviens d’un entretien auquel j’ai assisté, les yeux ouverts, assise sur une chaise, en dormant.
Une copine me conseille de consulter.
La psychiatre, chez qui aucune larme ne sort, me file un traitement et m’arrête trois mois.
Fanny est revenue.
Mon père est mort.
J’ai rencontré un internaute branché jeux de rôles.
J’ai perfectionné mon Avatar.
J’ai longtemps été une petite lurikeen. Ce sont des elfes miniatures, insupportablement bavards, malicieux et vifs. Ils sont assez doués pour la magie. J’avais pour métier « empathe ». C’est un mage qui est capable de manipuler les esprits. Je provoquais des troubles du comportement, de la confusion, des douleurs chroniques. Je faisais partie d’une guilde, que j’avais montée avec mon compagnon. Nous étions connus sur le serveur.
La maison était une sorte de cyber café.
Fanny passait et repassait à coté de deux zombies.
Plus tard, passés d’un serveur à un autre sur Dark Age of Camelot, je suis devenue une moniale de race bretonne – pas d’histoire d’oreilles pointues, une taille normale.
J’ai fait partie d’une grande guilde également.
J’étais une moniale en avance. Déjà branchée psychanalyse, j’avais un confessionnal avec divan dans une partie du château royal. Je connaissais l’homéopathie. J’étais douée au bâton et savais guérir mes amis.
Ca a duré 3 ans comme ça.
Dans la colonne des « pour », un Avatar peut mourir mais il sait comment ressusciter. Il a de la magie pour se défendre. Les combats physiques ou moraux avec les autres sont des combats de pixels.
Nous riions beaucoup.
Je poursuivais mon traitement.
J’étais sortie du Cinquième Cercle, celui des coléreux.
J’étais un Avatar.
Plus de corps, plus de bleus, la peau rentrée.