"Je voulais raconter l'histoire d'un homme qui traverse Manhattan en une journée", explique l'écrivain pour commencer. "Le type en question serait richissime et très cultivé. Il habiterait au sommet du plus haut building du monde, dans un appartement de 48 pièces qui lui aurait coûté plus de 100 millions de dollars, avec bassin à requins et nursery pour barzoïs. Il souffrirait d'une asymétrie de la prostate mais disposerait, dans son avion personnel, de la bombe atomique. Il apparaîtrait comme le maître de l'univers et vivrait pourtant, ce jour-là, l'effondrement d'une utopie "...
La soixantaine plus qu'entamée mais fringante, d'une discrète ironie qui renvoie à la fois à son parcours de franc-tireur peu soucieux de tapage publicitaire et à son inflexible lucidité, le romancier tout modeste d'apparence revient sur divers aspects de Cosmopolis.
Sur le protagoniste du roman, président d'un empire financier, il évoque d’abord le glissement de pouvoir du politique à l'économique: “Quelque chose de curieux s'est passé dans les années 90 aux Etats-Unis. On y a vu les entreprises devenir des puissances, et les plus grands managers rivaliser avec les chefs d'Etat et les stars des médias. L'obsession de l'argent a gagné les particuliers, scotchés devant les nouvelles de la Bourse défilant sur leurs computers. Tous se sont mis à vivre dans une sorte de futur immédiat, rythmé par le flux financier. Jusqu'alors, on disait que "le temps est de l'argent" alors que l'argent a commencé de fabriquer un temps accéléré. Mais voici que soudain, au printemps 2000, cette euphorie a été stoppée net par le chaos financier. Le 11 septembre a fait le reste..."
Si l'action de Cosmopolis se déroule un an avant la tragédie, l'ombre de celle-ci plane déjà comme une menace diffuse sur le roman dont le protagoniste dispose lui-même d'un service de sécurité digne d'un chef d'Etat alors qu'il assiste, dans sa limousine de douze mètre tapissée de liège et connectée par écrans au monde entier, à l'asssassinat en direct du directeur du FMI, en Corée du Nord, et à une émeute altermondialiste en plein Manhattan. Une fois de plus, la fiction du romancier se sera trouvée rattrapée par la réalité...
"Jusqu'au 11 septembre, précise alors Don DeLillo, les Américains se croyaient inatteignables et maîtres du futur, et voilà qu'un petit groupe de terroristes a suffi à ruiner cet optimisme "cosmique". A l'époque de la Guerre froide, nous étions conscients que de terribles destructions pouvaient toucher l'Amérique, mais à présent, à commencer par les habitants de Manhattan, chaque individu se sent menacé sans savoir où le prochain coup va porter..."
Toute l'oeuvre de Don DeLillo, dont l'influence sur les jeunes romanciers américains les plus en vue est considérable (notamment un Bret Easton Ellis ou un Jonathan Franzen), est à la fois une vaste fresque polyphonique et une mise en perspective romanesque de grands thèmes en phase avec le monde contemporain où interfèrent la technologie et la médiatisation à outrance, l'évolution de la société américaine durant un demi-siècle (dans le monumental Outremonde) et l'émergence du terrorisme, notamment. Son travail relève donc en partie de ce que Mallarmé qualifiat, à propos de l’avenir du roman, d’un “universel reportage”, mais Don DeLillo n’en insiste pas moins sur l'importance de la langue, base irremplaçable de la poétique romanesque, et de l'intuition non planifiable, à l'approche de la complexité humaine, qui distinguent le roman de l'essai ou de l'enquête journalistique.
Nulle meilleure preuve, au reste, que son oeuvre relançant l'observation sociale d'un John Dos Passos et les visions plus déjantées d'un Philip K. Dick, avec sa propre intelligence et sa propre musique.
Le mal rôde dans Manhattan, mais qui est le diable à Cosmopolis ? Et la notion de mal a-t-elle encore un sens dans un monde globalisé où l'argent règle tous les problèmes ? Ce qui est sûr, dès le début du périple qui doit amener Eric Packer chez le coiffeur - son divin caprice de ce matin-là-, c'est que la menace plane sur la ville, qui vise virtuellement le patron milliardaire de la Packer Capital autant que le président des Etats-Unis en visite à New York. Pourtant la menace n'inquiète Packer que de loin, protégé qu'il est par sa conviction d'être au top, par le blindage de sa stretch-limousine et par un commando d'agents de sécurité le suivant partout, jusque auprès de ses diverses partenaires, du toubib qui lui ausculte la prostate (tandis qu'il vit, avec sa responsable conseillère financière, un orgasme sans contact à base de "contrôle oculaire complet"), ou de la librarie branchée où il retrouve sa femme zurichoise multifortunée et poétesse "de merde".
Bon connaisseur de la physiologie des oiseaux et de la peinture d'avant-garde, des poètes de Bagdad au Xe siècle et de Marx qu'il lit dans le texte, Packer est le champion de la performance toute catégorie et l'homme du futur accompli, dont un disque dur devrait prolonger éternellement la vie à supposer que son corps pourtant entraîné le lâche contre toute attente ou que le mal rôdant le frappe comme il a frappé (à son vif plaisir, soit dit en passant), un magnat russe de sa connaissance, étripé sur la rue en plein jour.
Il y a de l'ange en Packer, dont les ailes virtuelles le portent au-dessus de l'"espace viande" de la rue, et pourtant c'est par ladite viande qu'il va chuter, dont un damné plus ou moins squatter a voulu flairer la "saleté". Incarnation du ressentiment, ce pauvre Benno "jeté" par son entreprise, et qui fait la peau de Packer avant de lui faire les poches, est à vrai dire un piètre démon à côté de celui-là. D'ailleurs l'arrêterait-on que le mal continuerait de rôder en souriant dans une autre "limo", selon "l'axe du Bien" tracé par les nouveaux dieux...
Don DeLillo. Cosmopolis. Traduit de l'américain par Marianne Véron. Actes Sud, 222p.